Sécurité sanitaire mondiale : un enjeu capital …enjeu du capital

Depuis plus d’un an, le monde entier a les yeux rivés sur le conflit entre l’Ukraine et la Russie, redoutant un affrontement qui pourrait dépasser les seules frontières entre ces deux pays et aboutir à une nouvelle guerre mondiale. Guerre déclarée dont on ne connaît ni l’issue, ni la potentielle étendue à venir, et qui fait craindre un danger latent en raison des menaces nucléaires inhérentes au conflit.

On en viendrait à oublier, dans les tourments quotidiens de cette guerre qui s’enlise, que d’autres dangers plus insidieux couvent sous le feu qui dévore notre monde : l’orgie gargantuesque des méga-profits, ne profitant qu’à quelques entreprises non seulement peu scrupuleuses, mais qui plus est mettant en danger toute l’humanité, au point de préparer de véritables bombes à retardement. Car, si les craintes pour la sécurité nucléaire peuvent paraître justifiées au regard de la situation conflictuelle entre l’Ukraine et la Russie, la menace n’est-elle pas ailleurs ? La crise du COVID dépassée semble nous faire oublier ce qui a fait trembler la planète durant des mois : la sécurité sanitaire. Or, ne nous voilons pas la face, nous sommes loin d’être sorti de ce « conflit », même si l’accalmie présente nous donne l’illusion d’être débarrassés de ce fléau mondial. La sécurité sanitaire risque bel et bien de devenir l’enjeu capital du 21e siècle.

Un pays se place en première ligne dans cette course fructueuse : l’Inde, actuellement second producteur mondial de médicaments, dont les ambitions sont clairement affichées pour la prochaine décennie : prendre la première place du classement avant 2030, en détrônant la Chine et en s’imposant comme le leader à la pointe de la production pharmaceutique mondiale. Ce rêve ne date pas d’hier, voilà plus d’une vingtaine d’années que les pions sont placés, petit à petit, à partir d’un point central : la ville d’Hyderabad, capitale de l’état du Telangana au sud de l’Inde, constituant la plus grande pharmacie du monde. Dans les années 1980, cette dernière regroupait déjà un certain nombre de petites usines pharmaceutiques indiennes, spécialisées dans un marché essentiellement domestique. Mais à partir des années 1990, des industriels européens ont commencé à affluer, attirés par la main d’œuvre bon marché, des taxes réduites et des réglementations environnementales peu contraignantes. Aujourd’hui, la banlieue de la ville accueille plus de 150 groupes pharmaceutiques, des plus prestigieux (Sandoz, Sanofi, Pfizer, Mylan, Merck, etc.).  Une concentration exceptionnelle d’industries qui produisent jour et nuit, afin de fournir le monde entier en médicaments et en vaccins (respectivement 30 et 40 % de la production mondiale), pour garantir cette sécurité sanitaire au cœur des enjeux contemporains.

Pourquoi s’intéresser tout particulièrement à Hyderabad ? Parce que cette ville est révélatrice des dysfonctionnements et des paradoxes de cette course au progrès menée au nom de la croissance,  qui pourrait bien constituer une véritable bombe à retardement, non seulement pour cette région, mais plus largement et à moyen terme, pour l’humanité entière.

En effet, en l’absence de réglementation environnementale stricte, la pollution a atteint un niveau alarmant : la principale rivière, la Mussi, brasse des cadavres de poissons morts et des mousses toxiques. Des écoulements permanents d’eaux contaminées depuis les complexes pharmaceutiques rejoignent les cours d’eau et contaminent les nappes phréatiques, révélant une concentration en antibiotiques jamais observées jusqu’alors. Les conséquences sont dramatiques pour la population locale : les pêcheurs comme les agriculteurs travaillant dans les champs à proximité présentent de graves problèmes de santé (infections pulmonaires, cutanées, maladie des yeux, fausses couches) ; certains jeunes enfants sont atteints de troubles cognitifs, de déficience mentale, de surdité.

Mais il y a encore plus préoccupant : dans la rivière, la concentration exceptionnelle d’antibiotiques dans les rejets industriels, associée aux eaux usées de la ville contenant de nombreux pathogènes, ont permis le développement de super-bactéries, résistantes aux antibiotiques, proliférant dans la nappe phréatique. Résultat : dans l’hôpital local, nombre de patients sont atteints d’infections qu’il est impossible de soigner avec des antibiotiques classiques, ces derniers n’ayant plus aucun effet sur ces pathogènes hyper-résistants, qui risquent de se propager hors des limites de la ville.
C’est là le paradoxe de l’industrie pharmaceutique en Inde : en voulant soigner le monde, elle rend malade la population locale et crée les conditions d’émergence des nouvelles épidémies de demain !

Et l’ambition du pays ne s’arrête pas là, puisque l’Inde cherche à devenir le premier producteur mondial de médicaments en dépassant la Chine, grâce à un projet pharaonique intitulé « Pharma City », s’étendant sur plus de 80 km2 au sud d’Hyderabad, au cœur de terres sauvages abritant aujourd’hui une grande diversité, ou de parcelles agricoles encore travaillées à la main. Ce programme en cours de validation vise, selon les slogans officiels, à développer « une solution pour la sécurité sanitaire du monde » et « un nouveau standard pour le développement industriel durable ».

Comment éviter que ce drame humain et écologique se poursuive davantage, au vu du risque pour les populations locales, et à moyen terme, pour l’humanité entière, face à la prolifération de ces super-bactéries ? Depuis plus de 20 ans, les plaintes et recours déposés devant les tribunaux par la population locale sont restés sans effet. De plus, le système de régulation et de contrôle des industries pharmaceutiques est en échec, compte tenu du lobby puissant exercé. La seule défense possible actuellement est la résistance des derniers agriculteurs refusant de vendre leurs terres et bloquant ainsi la réalisation du projet Pharma City. Mais pourront-ils résister très longtemps, face aux forces agissant au nom du progrès, de la croissance et de l’innovation ?

Progrès, croissance, innovation, un discours qui occulte une réalité dramatique et paradoxale. D’un côté le développement des industries pharmaceutiques vise à garantir la sécurité sanitaire à l’échelle mondiale (discours officiel), d’un autre côté celles-ci produisent et alimentent en toute impunité les conditions de nouvelles maladies de plus en plus résistantes aux traitements classiques, sacrifiant la population locale et générant un risque accru d’épidémies à l’échelle mondiale. Quel est l’enjeu inavoué de cette ambition funeste, peu soucieuse, dans les faits, du bien le plus cher, la santé ? Et plus affairée, en vérité, à accumuler les biens profitant aux actionnaires de ces grands groupes pharmaceutiques.

Le cas d’Hyderabad est à l’image de notre monde, gangréné par cette obsession frénétique et compulsive du gain et de la production. Aveuglés par le profit, aurions-nous perdu la raison … ou cette raison devenue purement instrumentale au service d’enjeux financiers finira-t-elle par nous perdre ? Une chose est sûre : l’homme est de moins en moins raisonnable, et cette irrationalité pourrait bien être fatale, si nous nous entêtons à poursuivre cette stratégie du déni.

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