Ce que nous enseigne la guerre en Ukraine

Alors que l’année 2023 s’achève et que l’on se dirige vers une troisième année de guerre, quels enseignements dégager des événements de la guerre en Ukraine, restitués au quotidien par les médias et suivis par de nombreux centres d’analyse ?

D’abord que l’imprudence et la prise de risque de Poutine restent difficiles à expliquer. On sait que mue par un cocktail détonnant d’impérialisme et de complexe d’encerclement la Russie, puissance assiégée, répète régulièrement des manœuvres agressives pour rompre l’équilibre à son avantage (Berlin 1948, Cuba 1962, Afghanistan 1979). On sait aussi que la manœuvre de Poutine résulte de la surestimation des possibilités de la guerre indirecte, stratégie théorisée depuis trois décennies par les militaires russes et qui, dans l’esprit du Kremlin, doit permettre d’atteindre ses objectifs en contournant au maximum la lutte armée comme en Crimée en 2014. Il y a au départ de cette guerre une colossale erreur d’analyse sur la capacité de la Russie à attirer l’Ukraine dans son giron et un aveuglement sur le sentiment national et la résilience de l’Etat ukrainien refondés par la révolution du Maïdan en 2014.

Cette imprudence a conduit la Russie à un conflit armé interétatique dont personne ne prévoyait l’ampleur et qui a entrainé la destruction d’une grande partie de son armée[1]. Dans les années à venir, le coût des pensions pour les familles des 350,000 tués ou blessés à vie sera exorbitant et profondément déprimant. Dans l’immédiat, la militarisation de la société étouffe un peu plus une jeunesse et une société civile incapables de dominer les forces obscures du poutinisme. A l’aune d’une lecture traditionnelle de la puissance dans un système interétatique le bilan est tout aussi désastreux. L’élargissement de l’OTAN à la Suède et la Finlande réduit considérablement l’espace stratégique russe en mer baltique. Les opinions ukrainienne et géorgienne ont irrémédiablement basculé vers l’Union Européenne. La perte des technologies occidentales, imposée par les sanctions, bride le développement.

Le deuxième enseignement est que malgré tout Poutine peut triompher comme le journal Le Monde le rappelait récemment[2]. La victoire ou la défaite sont une expression politique de la réalité physique de la guerre et rien n’empêche Poutine de se déclarer vainqueur sur la base d’une occupation limitée et sans avenir de territoires ukrainiens en partie détruits. C’est ce que Clausewitz appelait le brouillard de la guerre, expression que l’on a beaucoup entendue pour désigner l’incertitude des combats mais qui dans la pensée du stratège prussien exprime avant tout l’ambiguïté des rapports de la guerre et de la politique et la subordination de la première à la deuxième. Autrement dit, la lecture des événements guerriers doit se faire à une échelle plus vaste où les données physiques sont secondaires. Une échelle où les incertitudes sont nombreuses comme le démontre le récent conflit entre Israël et le Hamas, réputé être une divine surprise pour Poutine.

Tant que dure le brouillard de la guerre chacun peut voir la victoire dans ce qui lui convient ; exercice dans lequel l’absence d’opinion publique et d’opposition est par ailleurs un avantage. La guerre en Ukraine a pour Poutine le mérite de justifier un conflit inexpiable avec les forces hostiles de l’Occident. Elle entretient une vision du monde, dominante chez les élites soviétiques puis russes, où la guerre permanente est l’état rêvé des relations internationales. Dans un récent article[3] l’historien Georges-Henri Soutou rappelle que « la guerre, sous telle ou telle forme, y compris en dehors de la lutte armée, est pour les stratèges russes l’état normal des relations internationales (…) Au fond, c’est la différence même entre l’état de paix et l’état de guerre qui est radicalement contestée ».

Le troisième enseignement concerne la paix. Là, les choses sont différentes. La paix sanctionne une coopération, fût-elle précaire, sur les conditions nécessaires à la sortie de crise et il est plus difficile d’être équivoque. Le principe clé d’un retour à l’équilibre, autrement dit le « paix », est que les puissances impliquées s’entendent pour ramener le perturbateur à la raison. La crise issue de l’agression russe en Ukraine se poursuit parce qu’il n’y a pas de coopération internationale capable d’y répondre. En toile de fond de la guerre il y a une compétition pour l’ordre international et chaque puissance veut un règlement de la crise ukrainienne qui fasse progresser l’ordre qu’elle soutient, situation qui est intolérable à la puissance adverse. Cette situation est d’autant plus dramatique que par son importance (un membre du Conseil de Sécurité impliqué), la guerre en Ukraine agrège d’autres conflits et catalyse les tensions. Son potentiel de conflictualité est considérable et loin d’être épuisé.

Cette impasse s’est récemment exprimée dans la fin de non-recevoir des dirigeants chinois à la demande des Européens de jouer de leur influence, arguant que la Russie « prenait les décisions nécessaires à sa sécurité nationale ». Il n’y a aujourd’hui aucune perspective d’équilibre si ce n’est celui de la terreur ; expression consacrée par l’étude des relations internationales qui signifie que la conflictualité domine, dans un système hétérogène seulement capable de coopérations ponctuelles. En attendant, les puissances maintiennent le conflit en-deçà d’une conflictualité exacerbée, malgré tout au prix d’immenses sacrifices humains. Le gel du conflit sur la ligne de front apparaît tentant – tentation que Poutine entretient habilement – mais il ne règle rien. On ne bâtit aucune paix sur un conflit gelé. La paix exige de sortir du brouillard de la guerre. Compte tenu de la réaffirmation constante de buts de guerre maximalistes par Poutine, on voit mal de sortie de crise autre que celle qui passera par une nouvelle échelle de confrontation.

Le dernier enseignement concerne les démocraties qui ont réagi à la manière… démocratique. Les démocraties tolèrent le pouvoir de nuisance de l’agresseur et repoussent aussi loin que possible la confrontation. Les Etats-Unis ont, pour l’instant, renoncé à infliger une défaite stratégique à Poutine. L’aide occidentale est substantielle mais insuffisante pour inverser le rapport de force. C’est une question de volonté mais il ne faut pas négliger la question des moyens, particulièrement visible dans le cas de la France[4].

Pour ce qui est de la volonté, on sait que les démocraties préfèrent payer régulièrement plutôt que d’accepter le paiement immédiat des traites à long terme pour reprendre la métaphore clausewitzienne pour désigner la guerre. Tout le monde comprend que le coût est plus élevé mais pour nos démocraties au cœur sensible l’échelonnement est plus acceptable. Les Occidentaux feront la guerre en Ukraine quand ils y seront contraints, ce qui finira par arriver. Lire la récente Histoire totale de la deuxième guerre mondiale[5] est éclairant. Avant d’être forcée à la guerre chaque démocratie agressée par Hitler essaya de trouver les conditions d’une « paix avantageuse ». Il fallut les cataclysme de l’invasion de l’URSS et de Pearl Arbor pour que la guerre devienne mondiale et que l’objectif d’une victoire totale soit établi. Nous n’en sommes pas là et en attendant… pourquoi plus de guerre comme le demandait récemment Nicolas Sarkozy ? Pourquoi ne pas admettre les nouvelles réalités et continuer le business as usual comme Poutine nous y invite, convaincu que les démocraties qu’il méprise se confondent avec leur caricature ?

La question est complexe parce qu’aujourd’hui force est de constater que les démocraties libérales ne sont pas au mieux de leur forme. L’extrême droite est en passe d’accomplir la transformation à l’œuvre depuis une génération : le rejet des élites en place, des valeurs universalistes et du libéralisme mondialisateur et le remplacement des partis de gouvernement modérés qui, aux yeux des électeurs, n’ont pas su régler la question migratoire. Son agenda est de collaborer indirectement à la victoire de Poutine. Par tactique, car leurs agendas de tension s’épaulent mutuellement et, plus profondément, sur la base d’une entente idéologique dont le rejet du multiculturalisme est la matrice.

Aujourd’hui nous sommes anxieux, écartelés entre un avenir imprévisible et un impossible statu quo. L’anxiété n’exonère pas la responsabilité, c’est-à-dire notre capacité à infléchir les événements en fonction de nos valeurs. L’Occident démocratique doit avant tout redouter une défaite morale en Ukraine, les démocraties y survivent rarement. Tôt ou tard il devra emprunter la seule voie qui, face à une agression comme celle de Poutine, permet de l’empêcher, celle de la victoire militaire.

 


[1] Selon The Institute for the Study of War la Russie a perdu 87% des personnels et les deux tiers des blindés d’avant-guerre.

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/16/le-tournant-triomphalist...

[3] Article consacré à l’ouvrage de Dimitri Menic Pensée et culture stratégique russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine. Editions des Sciences de l’homme, 2023. Voir La stratégie russe, de l’idéologie à la géopolitique. Commentaire, n°183.

https://www.commentaire.fr/la-strategie-russe-de-lideologie-a-la-geopoli...

[4] Selon le décompte du Grand Continent, il y a un rapport de plus de 1 à 100 entre l’aide militaire de la France et celle des Etats-Unis et d’environ 1 à 30 avec l’Allemagne. https://legrandcontinent.eu/fr/2023/12/23/le-centre-de-gravite-de-lassis...

[5] Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale, Olivier Wievorka, 2023, Editions Perrin.

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Commentaires

Ce discours va-t-en guerre me parait dangereux. Qui peut croire que la Russie peut -être vaincue définitivement? Qui peut dire qu'elle est isolée mondialement? Qui peut cacher les erreurs d'appréciation et les postures contre productives de l'Europe dans ce conflit? Comment ne pas voir que seuls les Etats-Unis tirent à peu de frais leur épingle du jeu dans ce marasme?

Qu'il soit clair que cette série d'articles sur l'Ukraine reflète l'opinion ( respectable comme toute opinion) de leur auteur, mais pas du tout celle du Club des Vigilants...

@Olivier Haertig, peut-on connaître la position du Club des Vigilants que vous opposez, sans la nommer, à cette série d'articles? 

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