Abandon de la fusion Alstom Siemens – Pourquoi l’Europe a raison

Le blocage de la fusion Alstom Siemens par la Commission européenne soulève une vague de critiques contre l’Europe, notamment en France où beaucoup de dirigeants politiques dénoncent une mauvaise décision. Ce concert d’imprécations, dans un domaine, la politique de concurrence et de lutte contre les concentrations, qui est une belle réussite de l’Europe, mérite d’être démonté.

La lutte contre les concentrations vise à assurer une certaine concurrence sur le marché européen, avec l’idée que dans une économie de marché la concurrence évite des rentes de monopole coûteuses : coûteuses à court terme pour le consommateur (et pour le contribuable, quand les achats sont publics comme pour les trains) ; coûteuses à long terme pour les monopoles (qui finissent par s’assoupir) et pour la collectivité, car ces gros animaux créent de gros dangers (cf. ma précédente tribune sur ce site « Too big to do business »). Face à un projet de fusion, les autorités européennes doivent donc se demander : est-ce qu’une position dominante est en train de se mettre en place dans un pays européen, un groupe de pays, ou l’Union tout entière ? Et si oui, quelles mesures peuvent l’éviter ?

Dans le cas qui nous occupe, les critiques ne contestent pas qu’une position dominante se serait mise en place à court terme en Europe. Leur argument est que c’est le prix à payer pour ne pas être dominé par la future concurrence chinoise. La Commission se voit taxer de naïveté et d’action à courte vue : elle aurait raté la création d’un « Airbus du ferroviaire » et sous-estimerait cette concurrence chinoise.

L’argument juridique ne tient pas. L’autorité de la concurrence n’est pas censée prendre en compte une hypothétique concurrence, mais une concurrence prouvée. La Chine est absente du marché ferroviaire européen, alors qu’Alstom et Siemens sont régulièrement en concurrence sur des appels d’offre.

Le parallèle avec Airbus ne tient pas non plus. Airbus s’est construit contre des constructeurs américains qui dominaient déjà les flottes européennes : Boeing bien sûr, mais aussi Lockheed et Douglas (les autorités américaines refusant jusqu’ici, notons-le, la création d’un monopole privé sur un grand marché public).

Sur la menace chinoise en Europe, projetons-nous dans 5 ans. Le nouvel animal a été autorisé. Il a consacré toutes ses forces pendant des années à conduire son rapprochement (souvenons-nous que la majorité des fusions géantes sont des échecs) et à en tirer un maximum de « synergies », c’est-à-dire supprimer des emplois et augmenter son emprise commerciale sur « son » marché européen. Un jour, son homologue chinois CRRC arrive sur un appel d’offre européen, face à ce champion européen gavé et alangui. Il aura alors immédiatement des alliés internes : les acheteurs européens, publics ou privés, pour qui il représentera la seule concurrence possible. Et CRRC rentrera plus facilement que si Alstom et Siemens avaient continué de se muscler pendant 5 ans.

Reste l’argument du champion mondial européen : il nous faudrait « notre » CRRC, même si cela coûte cher au contribuable, au consommateur et au citoyen européen. L’Europe se protègerait de la Chine en adoptant son modèle : des géants sans concurrence intérieure et proches des autorités politiques. C’est cette stratégie qui me semble naïve et de courte vue : l’Europe, avec ses valeurs et sa gouvernance, ne gagnera jamais sur ce terrain.

Mon message n’est pas de nier la dimension politique de la règlementation de la concurrence, au contraire : elle représente un des domaines les plus essentiels (et les plus méconnus) de l’action publique des 20 prochaines années. Mais ce n’est pas en baissant la garde, mais au contraire en musclant cette politique que l’Europe se défendra : par une application plus stratégique des règles d’égalité de concurrence sur le marché européen. Une pratique offensive de l’anti-trust barrera efficacement l’accès du marché européen aux grands groupes chinois, aussi longtemps qu’ils resteront ces géants sans transparence ni gouvernance.

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Commentaires

Très belle analyse que je partage.

Voir les patrons de ces 2 grandes entreprises d'accord avec les dirigeants politiques unanimes fait naître le soupçon. Ca semble louche...

Cette décision ressemble à l'échec d'un lobby. On aimerait en voir davantage.

Merci Jérôme, c'est finement pensé.

Au-delà de l'argument de la concurrence chinoise, qui occupe la place médiatique mais qu'on peut relativiser comme tu le dis, la décision est contestée parce qu'elle empêche une solution de concentration là où il y en peu. Une concurrence accrue et la baisse tendancielle des marges qui va avec, comme la multiplication des d'appels d'offre et leur coût, conduisent mécaniquement à la concentration. C'est précisément parce qu'il y a de le concurrence qu'il y a un besoin de concentration ou de consolidation. Or il n'y a que deux positions dans des phases de consolidation : consolideur et consolidé.

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