Le jeu d’enfant de Grothendieck

Pourquoi lire les quelques deux mille pages de Récoltes et Semailles d’Alexandre Grothendieck (1928-2014) longtemps qualifié de livre-monstre impubliable ? Lors de sa parution chez Gallimard son éditrice, Sophie Kuyoncanis, l’a présenté comme un monument de la littérature nationale. L’ouvrage l’est de toute évidence. Il partage avec d’autres monuments la caractéristique rare d’être un livre non seulement fascinant mais extraordinairement fécond.

D’abord, oui, le livre est littéraire. Il est même profondément littéraire et donc accessible aux non-mathématiciens[1]. Le lecteur est pris dans le torrent d’une longue introspection pleine de redites, d’itérations, de digressions et d’interminables notes de bas de page. Grothendieck pétrit et reprend cette pâte jusqu’à l’obsession, laquelle obsession est, on le sait, une imminente qualité littéraire.

Littéraire aussi par la beauté et la clarté de la langue. Rien dans Récoltes et Semailles n’est obscure. Grothendieck possède une extrême précision dans l’usage des mots. Il dit son souci constant de cerner de façon aussi fine que possible, aussi fidèle que possible, à l’aide du langage, les pensées, sentiments, perceptions, images, intuitions (149[2]). Il épuise le sens des situations par le langage comme, paraît-il, il épuisait le sens d’un théorème par l’exploration de ses variations les plus infimes. Une langue vivante, rythmée, espiègle, usant d’expressions tirées du langage ordinaire mais jamais triviale.

Récoltes et Semailles ne traite pas des résultats semble-t-il exceptionnels[3] des travaux mathématiques de Grothendieck mais de sa fécondité ; c’est-à-dire, des processus mentaux et émotionnels et de la dynamique qui provoquent et supportent le désir de comprendre. C’est une affaire de désir, donc une affaire humaine et, là encore, une affaire littéraire. Il s’agit de raconter les travaux de l’amour et des œuvres de nos amours avec Notre Mère le Monde (149). Raconter cette pulsion de connaissance intellectuelle si proche de sa sœur aînée la pulsion amoureuse (883). Mais avant toute chose, dit-il, Récoltes et Semailles est une réflexion sur moi-même et sur ma vie.

La création

Récoltes et Semailles est d’abord un panégyrique de la création. Le lecteur pénètre au cœur d’une machine humaine exceptionnellement créatrice et voit à l’œuvre une psychologie de la découverte et de la création (100). Il observe de près ces mécanismes si difficiles à cerner dont on sépare trop souvent, à tort, les côtés scientifique et artistique, là où Grothendieck montre sans cesse la place de la beauté.

Au départ il y a la pulsion de la connaissance, des sortes d’explosion de passion mathématique (166) que Grothendieck cultive grâce au don de la solitude (91). Ce don permet de se défaire de la peur d’être seul, revers d’un besoin profond et quasiment universel dans l’homme : le besoin d’approbation, de confirmation par autrui (1032). Ce don de solitude est celui de l’enfant. Il permet d’échapper aux cercles invisibles et impérieux qui définissent les règles dans un milieu, à une époque donnée, et inhibent la création. Je m’abandonne avec une totale confiance à la pulsion de connaissance originelle sans l’amputer par une conformation aux normes (138). Il faut voir par ses propres yeux, sans « suivre » personne (1685) et laisser apparaître les images mentales qui permettent la compréhension, parfois contre les représentations existantes.

L’enfant ignore les consensus muets, ne s’effraie pas du vent du large, il oublie ses peurs et le savoir-faire de routine (198). L’ivresse de la découverte n’est pas le privilège du géant, comme une tradition tyrannique voudrait nous le faire croire, mais celui de l’enfant… (1239).

Grothendieck place son génie particulier dans la capacité à développer des thèmes entièrement nouveaux. Un regard qui embrasse une forêt, plutôt que de s’attarder sur des arbres (80). Un regard en quête de points de vue féconds, qui voit en toute chose un début et non une fin. J’ai vu non un palmarès de « grands théorèmes », mais un vivant éventail d’idées fécondes » (80).

Comme l’enfant il ne s’effraie pas des choses évidentes. Mon ambition de mathématicien ma vie durant, ou plutôt ma joie et ma passion, ont été constamment de découvrir des choses évidentes (177). Cette évidence est intimement liée à la beauté, chose sure, évidente, et réelle qui guide celui qui sait voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles doivent être vues. La recherche constante d’une cohérence parfaite, d’une harmonie complète que je devinais derrière la surface turbulente des choses (…) c’était ce sens aigu de la « beauté » surement qui était mon flair et ma seule boussole (…) la voir se dégager peu à peu du manteau d’ombres et de brumes où il lui plaisait de se dérober sans cesse (319). La découverte est d’aller sans peur à la rencontre de l’inépuisable mystère de l’harmonie parfaite, toujours prête à se révéler à une main et un regard aimants (218).

Car la structure des choses n’est pas inventée, elle est dé-couverte (49). Il faut apprendre à voir et à écouter l’humble voix des choses dit Grothendieck. L’idée même de schéma [une métamorphose de la notion d’espace] est d’une simplicité enfantine, si simple, si humble que personne avant moi avait songé à se pencher aussi bas (56).

Cette humilité est encore celle de l’enfant bâtisseur, l’être à la quête des choses, celui qui sait retrouver les couches créatrices profondes (82). Dans notre connaissance des choses de l’Univers (…) le pouvoir rénovateur qui est en nous n’est autre que l’innocence (…) Elle seule unit l’humilité et la hardiesse qui nous font pénétrer au cœur des choses, et qui nous permettent de laisser les choses pénétrer en nous et de nous en imprégner (57). Il faut couver, laisser éclore, porter une attention extrême à quelque chose de délicat à l’intérieur de nous-mêmes, qui échappe à toute norme et à toute mesure (271). Toute émotion qui touche une corde profonde est messagère de l’Au-delà des quatre murs, messagère du large (849). La cause ou l’étincelle ou la force n’est dans aucune manivelle. Elle vient d’ailleurs. Elle est dans le regard curieux et sacrilège de l’enfant (1239).

Et de citer le jour où Kepler écouta l’humble voix des choses et commit le sacrilège de l’ellipse contre le cercle. Il domina alors cette répugnance de l’esprit à quitter un étage familier, pour « monter d’un cran » vers le suivant encore insolite – il semblerait que ce soit là, finalement qu’un des multiple aspects de cette inertie quasi insurmontable de l’esprit, par quoi il s’oppose à tout « changement d’univers » (1241).

Car c’est la peur qui inhibe la découverte, une pathologie à la fois sociale et intime dont Grothendieck révèle l’ampleur : craindre l’erreur et craindre la vérité est une seule et même chose (201). Il décrit la peur ancestrale, la peur de connaître (211). Pour avancer dans la création, la condition essentielle est l’absence de toute peur de ce qui sortira de cette recherche (758).

La création c’est enfin l’importance de pouvoir rêver, de croire aux rêves messagers (167), Malheur à un monde où le rêve est méprisé – c’est un monde où ce qui est profond en nous est méprisé (209). Ici, on ne peut résister à citer l’astrophysicien Jacques-Emile Blamont dont la mission d’exploration de Venus commença par un rêve messager (« des ballons devant Venus »[4]) et qui intitula un livre de souvenirs, Action, sœur du rêve.

Le travail, la méthode

A ce niveau l’enfant ne se contente pas de jouer, il y a une méthode et un style de travail (1564). Grothendieck compare les siens à l’action de la mer : la dissolution d’un problème par la reprise inlassable de la multitude de relations évidentes qui le compose, jusqu’à en épuiser complètement le sens. Méthode dont il ne cache pas qu’elle demande un temps et une énergie considérables.

Le processus de découverte est animé par le couple intuition-logique, deux conjoints vraiment inséparables qui évoluent ensemble autour d’images mentales de plus en plus précises. La structure logique d’une théorie se développe pas à pas et conjointement à l’approfondissement d’une compréhension des choses dont elle traite, c’est-à-dire aussi, conjointement au développement d’une intuition de plus en plus fine et complète de celle-ci (888). Le couple produit un effort continuel de formuler l’informulé (…) une dialectique continuelle entre l’image plus ou moins informe et le langage (…) au départ, un « pressenti » indéfinissable et informe, comme un sentiment informulé, comme une image noyée dans les brumes (889).

Pour approfondir son investigation Grothendieck s’appuie sur le yin et le yang, philosophie de la complémentarité et de la différence qu’il utilise dans d’innombrables, et très poétiques, associations et qui sera l’outil de sa méditation. L’ambiguïté yin-yang de toute chose est une ambiguïté créatrice, elle est un aspect essentiel de la créativité propre, inhérente à toute chose de l’univers (1164). Il décrit la dynamique des forces à l’œuvre dans la psyché, comme un esprit qui se manifeste par un équilibre harmonieux de forces créatrices « yin » et « yang », avec une « note de base » ou « dominante » qui est yin, « féminine » (1647). Note féminine qui est celle de la mer et qui, peu à peu dit-il, va le distinguer dans un milieu mathématique qu’il juge typiquement « yang » (le patron, le géant, le burin, le muscle).

Le yin et le yang servent aussi la quête éperdue d’une unité censée exister en toute chose mais perpétuellement absente quand on en vient aux phénomènes concrets. La force qui constamment me pousse, comme un instinct obscure, c’est d’appréhender sans cesse et de dégager ce qui est commun à des situations qui peuvent paraître dissemblables (…) j’ai découvert, ou j’ai su d’instinct depuis toujours, que la « différence » appartient à la surface, et que la parenté apparait en profondeur (1181).

Récoltes et Semailles est aussi un grand livre d’épistémologie. Avec des mots simples Grothendieck investigue et désosse des notions essentielles à la réflexion scientifique : la précision, le simple, la structure, l’ordre. Des notions souvent organisées en pôles yin-yang qui en augmentent la richesse et la dynamique (la multiplicité, l’unité ; le particulier, le général ; l’abstrait, le concret ; le simple, le complexe ; la surface, la profondeur). Ainsi la précision, propos délibéré de la pensée scientifique, et en même temps sans doute sa principale limitation (…) se révèle comme le moyen par excellence pour accéder au simple, c’est-à-dire aussi, pour appréhender et cerner l’ordre, se dérobant derrière le déroutant chaos des apparences qui représente une réalité superficielle des choses seulement, pour ne pas dire une simple apparence (1226-27).

Grothendieck précise l’importance de l’abstraction dont il rappelle la différence de nature avec la « généralité », laquelle représente le pendant superficiel de l’unité. Dans la démarche de l’esprit pour comprendre le monde, l’abstraction a été le moyen, non pour « compliquer » ce qui serait simple à saisir directement mais bien pour arriver à appréhender le simple dans ce qui apparaît irrémédiablement complexe, en dégageant le « commun », l’essentiel, à travers les avatars sans nombre du « différent » et de « l’accidentel » (1232).

Ces qualités sont subordonnées au but ultime : le dévoilement du simple, de la beauté, de l’harmonie, notions équivalentes pour Grothendieck. La simplicité parfaite est celle qui exprime et épouse de façon parfaite l’ordre caché inhérent aux choses elles-mêmes (1199).

La connaissance de soi, retrouver l’unité

Cette démarche de la découverte est appliquée à soi. Récoltes Semailles est le récit fascinant d’une introspection pour aboutir à la connaissance de soi, le fruit défendu de l’arbre de la connaissance (346). Il s’agit de dépasser une longue stagnation intérieure (252) pour se libérer de son identité d’adoption (1761) et retrouver la fidélité à [sa] propre nature (1884).

Grothendieck raconte les circonstances du réveil de l’année 1970, soit la rupture avec l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques quand il découvre qu’une partie des crédits, quoique infime, provient de l’armée. Réveil qui lui permet de se libérer des forces d’inertie qui tendent à nous maintenir indéfiniment dans une même « trajectoire » et qui s’opposent au renouvellement intérieur – et cela me fait mesurer la puissance du choc [la connivence intéressée, quasiment universelle, des scientifiques avec les appareils militaires] qu’il a fallu, pour m’arracher à une trajectoire aussi solidement tracée que l’était la mienne (1855).

La méditation est la base de cette libération. Elle donne le pouvoir en moi de connaître le fin mot de ce qui se passe en moi, de toute situation de division, de conflits - et par là-même la capacité de résoudre, par mes propres moyens tout conflit en moi dont j’aurais su prendre conscience (309). Résoudre le conflit en soi est un pas gigantesque, rarement atteint constate Grothendieck. Il faut dire que la résolution d’un conflit est une des choses les plus rares. Le plus souvent, nonobstant toutes trêves et réconciliations de surface, le cortège grandissant de nos conflits nous suit sans guère nous quitter d’une semelle pendant la vie entière, pour ne nous lâcher finalement qu’entre les mains maussades des croque-morts (276).

Ce long cheminement met fin à une stagnation de presque 40 ans. Il permet le réveil du yin (802) et une restauration progressive de l’équilibre yin yang en moi que Grothendieck assimile à des retrouvailles avec l’enfance. Cette troisième période, que je peux appeler celle de la maturité, peut être vue comme une sorte de « retour » à cette enfance, ou comme de progressives retrouvailles avec l’état d’enfance, avec l’harmonie des épousailles sans histoire du yin et du yang en mon être (787).

Un retour à l’équilibre qui met fin à la prédominance dans ma vie personnelle des mécanismes égotiques à l’encontre des forces créatrices, des force de connaissance et de renouvellement (…) et à la prépondérance d’une force à caractère presque exclusivement viril, aux dépens du féminin (805).

Cette introspection touche aussi aux rôles de mathématicien et de professeur. Grothendieck passe à la paille de fer ses propres mécanismes égotiques et la place qui fut la sienne au sein de l’élite mathématique. La sempiternelle vanité dont le rôle a été aussi lourd dans ma vie que dans celle de quiconque (801). Cette introspection débouche sur une description-analyse d’une grande profondeur d’un jeu social animé par les forces égotiques, ici la scène mathématiques mais qui est en fait universel. La critique de l’élitisme mathématique (1867), qu’il appelle aussi mathématique sportive, est la critique de tout élitisme. L’homme de notoriété est craint (224) dit-il. C’est le mépris de soi, la méconnaissance de la force qui repose en nous et qui nous donne pouvoir de connaître et de créer, qui est aussi la source du mépris d’autrui, du sempiternel réflexe-compensation de se prouver sa valeur en se mettant au-dessus d’autrui, en faisant usage du pouvoir dérisoire d’abaisser ou d’écraser, ou simplement de faire souffrir ou de nuire (921).

L’Enterrement

Cette mise en pièces de l’élite mathématique conduit à l’Enterrement, la partie la plus obsessionnelle de Récoltes et Semailles. Cet enterrement est celui de son œuvre que Grothendieck estime à la fois abandonnée et escamotée par ses amis et élèves parmi lesquels Pierre Deligne[5] est le principal protagoniste. Ces choses fortes et vigoureuses que j’avais cru naguère confier entre des mains aimantes, c’est dans un tombeau, coupé des bienfaits du vent, de la pluie et du soleil qu’elles ont croupi pendant quinze ans où je les avais perdues de vue (114, cité de nouveau 1379). Ce que j’avais confié comme des choses vivantes (…) a été thésaurisé comme une sorte de magot qu’on se hâterait d’enfouir (1423).

L’Enterrement fait l’objet d’une enquête maniaque. Ses quatre opérations sont méthodiquement désossées : discréditer la plupart des grandes idée-force, enterrer la vision unificatrice, escamoter le rôle de l’ouvrier, s’approprier la paternité des idées et des outils (1509). Les accusations sont graves, depuis le vent de discrète dérision (1382) jusqu’à une seule est vaste escroquerie, visant la totalité de mon œuvre sur le thème cohomologique en passant par la corruption (1717).

Mais les responsables de l’Enterrement sont avant tout coupables d’avoir abandonné leur âme d’enfant et sa créativité jaillissante et de ne plus travailler que pour le pouvoir et la pitance. Depuis longtemps ils ont enterré leurs propres facultés créatrices, se bornant à être des consommateurs de produits de marque en vogue (1537). Ainsi pense-t-il de son élève-ami Pierre Deligne resté attaché à ce point de départ [l’œuvre de Grothendieck] au lieu de s’élancer à la rencontre du monde (513).

L’Enterrement constitue à la fois le ressort et la difficulté de Récoltes et Semailles, l’événement sur lequel le caractère absolu de Grothendieck semble butter avant de se régénérer, sans jamais se libérer d’une certaine douleur. Il éclaire sans l’expliquer tout à fait son exclusion volontaire du milieu mathématique, monde institutionnel dans lequel il ne peut survivre mais dont il ne peut changer les règles. Tout à son obsession, Grothendieck ne répond pas à la question que Jean-Pierre Serre[6] ─ qui recommanda de ne pas publier Récoltes et Semailles ─  lui retourna : pourquoi n’as-tu pas toi-même continué ton œuvre ? L’Enterrement est à la fois un règlement de compte et le récit d’une sortie de l’idéal qui annonce la seule réparation possible : la solitude. Il est la compréhension ultime qu’un travail communautaire libéré de tout égo et du jeu social ─ ce que fut un temps Bourbaki[7] dit Grothendieck ─ est une illusion.

L’Enterrement contient aussi des questions pour tout savoir scientifique. Grothendieck dissèque les comportements humains au cœur des processus d’une activité scientifique par essence communautaire (création, revue, partage, etc.). Il va au plus profond des réactions humaines avec une extraordinaire perception des actions des autres. Qui est créateur, continuateur, imposteur ? Il est parfois difficile de savoir.

C’est la question, très actuelle, du plagiat dont il détoure la complexité sans exonérer sa responsabilité. Il faut une grande vigilance, car des réflexes invétérés depuis l’enfance nous poussent tout naturellement à surestimer nos propres mérites, et à confondre un travail d’assimilation en nous d’idées provenant d’autrui, avec la conception même de ces idées – chose qui n’est pourtant absolument pas du même ordre (1715).

On pourrait aussi citer l’atomisation de la pensée et le mépris grandissant dans lequel est tombé tout travail sur les fondements (1750) ; la suspicion envers toute vision et cette obligation de penser à l’intérieur du consensus uniquement ; la prime donnée au formalisme dans un univers où ce qui n’est pas publié n’existe pas (1754) ; le règne d’un point de vue utilitaire qui se contente d’utiliser l’outillage déjà tout prêt, sans se poser de questions (1524) ou encore l’avènement d’un esprit techniciste (1551). Il en résulte un Verflachung (aplatissement), dessèchement, un durcissement de la pensée, perdant sa souplesse vivante, sa qualité nourricière – devenue outil (1552). Evolutions sur lesquelles on peut toujours s’interroger.

Le conflit, la violence, la solitude

Le conflit et la violence sont une trame essentielle de Récoltes et Semailles. Grothendieck en dissèque les différentes formes à partir de sa propre expérience d’enfant placé, réfugié et apatride dans des récits souvent bouleversants.

L’exploration du conflit en soi commence, nécessairement, par celle de la famille. La première chose pour mettre fin à cet isolement en moi, c’était de faire connaissance de mes parents (933), parents auxquels Récoltes et Semailles est dédié. Il faut lire le récit extraordinaire de la révélation de la violence dans sa sixième année.

La destruction de la famille a eu lieu en 1933 (…) L’acquiescement au sacrifice des enfants marque le moment de l’écroulement du Dieu et du Héros, suivi par une véritable orgie de « mépris triomphal » chez celle [la mère] qui, la veille encore, jouait les adulatrices pâmées, et qui désormais prenait la place du héros déchu, émasculé et heureux de l’être, réduit au rôle méprisé de « femme » dont elle-même, au même moment se voyait relevée (…) Moi-même et ma sœur, y figurions non comme des acteurs mais comme des instruments aux mains de ma mère pour abattre le Héros ardemment admiré et envié, afin de se substituer à lui et faire de lui un objet de dérision (908-909).

C’est une violence inouïe dans laquelle on perçoit les thèmes qui obséderont Grothendieck, tels l’ambiguïté des identités de genre ou la dérision. La mère devient ce qu’elle devait devenir par une transfiguration féminin/ masculin, là où Grothendieck fera en quelque sorte le chemin inverse.

La chose mystérieuse, extraordinaire c’est qu’entouré ainsi par le conflit en ces années les plus sensibles, les plus cruciales de la vie, celui-ci soit resté extérieur à moi, qu’il n’ait pas vraiment mordu sur mon être et ne s’y soit installé à demeure (791). Pourtant, la violence-qui-ne-dit-pas-son-nom avait profondément marqué ma vie – c’était une des choses cruciales, voire même la chose cruciale entre toutes, qu’il me fallait comprendre aussi profondément que je le pouvais, pour comprendre ma vie et « la vie » en général, la vie humaine (1145-46).

Le thème de la violence est repris à la toute fin de Récoltes et Semailles dans des pages magnifiques qui en sont probablement une des clés de lecture. C’est en ce constat peut-être, que se trouve ce que j’ai appris de plus important (ou du moins commencer à apprendre), au cours de toute la réflexion de Récoltes et Semailles (1881).

Ceux qui ont eu accès aux papiers non publiés disent que Grothendieck passa ses dernières années à tenter d’expliquer le problème du mal. Il y a dans Récoltes et Semailles une part de cette réflexion. Peu à peu au cours de la réflexion se révèle ce qui, dans ma vie, a été comme le « noyau dur », le centre redoutable de ce mystère, comme le cœur même de « l’énigme du Mal » : la violence qu’on peut appeler « gratuite » ou « sans cause », la violence pour le seul plaisir, dirait-on, de blesser, de nuire ou de dévaster – une violence qui jamais ne dit son nom, feutrée souvent, sous des airs d’ingénuité innocente et affable, et d’autant plus efficace à toucher et à ravager (1880).

La violence accable sa sensibilité mais la pire souffrance pour Grothendieck est de ne pas comprendre. Les situations créatrices d’angoisse, depuis mon enfance jusqu’à l’âge mûr, ont été celles qui, en des profondeurs ignorées de mon être, me faisaient revivre à nouveau « ce qui dépasse l’entendement » (1010). Cette volonté de percer le problème de la violence gratuite, propre à l’espèce humaine, fait aussi de Récoltes et Semailles un grand livre de philosophie où nos sociétés, saturées par les forces égotiques et qui interrogent avec anxiété la « montée de la violence », auraient beaucoup à lire.

On ne peut parler de Récoltes et Semailles sans évoquer la solitude dans laquelle Grothendieck entra après les abandons successifs des scènes mathématique, familiale et amicale et finalement de toute forme de sociabilité. Grothendieck passa ses dernières années dans l’Ariège, où son père fut interné avant d’être déporté, à Lasserre[8], dans un grand dénuement et une solitude radicale, comme s’il avait abouti là à la seule solution possible pour vivre dans monde sans conflit. Récoltes et Semailles est le récit de cet isolement, depuis le don la solitude jusqu’à la compréhension sidérante de la marginalité. Grothendieck fut un génie qui ne sut, ou ne put, sortir de l’aventure scientifique par essence collégiale que par la marginalité (1871), comme Evariste Galois[9] auquel il se compare (95).

On est tenté de dire que Grothendieck avait un caractère entier au sens mathématique, c’est-à-dire qu’il fut incapable de cliver sa personnalité pour en abandonner quelques décimales au jeu social, ce que nous faisons tous et qui est la condition, suffisante et nécessaire, pour vivre en société. Mais l’extraordinaire de Récoltes et Semailles est de faire vivre cette tragédie sans être jamais triste tant le génie et la force créatrice que Grothendieck emportent tout.

 

 


[1] Le lecteur non-mathématicien - ce qui est le cas de l’auteur de ces lignes- est invité à passer les quelques développements mathématiques de Récoltes et Semailles.

[2] Pour les numéros de page, édition Tel Gallimard 2021.

[3] Les vingt années de création mathématique de Grothendieck ont posé les fondements d’une géométrie nouvelle, synthèse de la géométrie algébrique, de la typologie et de l’arithmétique (1425). Lui-même place ses travaux à la suite des grandes synthèses de Newton et d’Einstein (86-87). De nombreux mathématiciens estiment que son œuvre est une révolution de la pensée mathématique.

[4] Jacques Blamont, Vénus dévoilée, Odile Jacob, 1987 ; Action, sœur du rêve ; E-dite, 2012

[5] Mathématicien belge né en 1944, médaille Fields (1978)

[6] Mathématicien français né en 1926, médaille Fields 1954

[7] Groupe fondé en 1935 au sein duquel les générations de mathématiciens se succèdent et participent à des séminaires et à la rédaction d’ouvrages.

[8] Dont Alain Connes (mathématicien français né en 1947, médaille Fields 1982) se plait à relever la polysémie avec Jean-Pierre Serre soulignant ainsi la relation profonde qui unissait les deux mathématiciens.

[9] Mathématicien français (1811-1832)

Share

Ajouter un commentaire