Liban : la fin du printemps ou enfin une lueur d’espoir ?

Le 15 mai dernier ont eu lieu au Liban des élections législatives sous tension, dans un contexte de crise aiguë qui s’éternise depuis plus de deux ans, sur fond de faillite économique, de corruption politique, de misère sociale et de conflits confessionnels. Qualifiée de « printemps arabe à retardement », la révolution d’octobre 2019 portait pourtant les espoirs d’une population qui, excédée par les abus de la classe dirigeante, était massivement descendue dans la rue, exigeant la démission de ces hauts responsables corrompus et ayant mené le pays à la banqueroute, suite aux larges dérives financières et à une mauvaise gouvernance depuis 1990.

Alors que le quotidien des Libanais se fait de plus en plus difficile face à une inflation galopante et un taux de chômage qui ne cesse de s’accentuer, plongeant une grande partie de la population dans le dénuement, ce scrutin s’avérait à très haut risque, compte tenu des enjeux politiques, économiques, sociaux et confessionnels.

Quel bilan peut-on tirer de ces élections ? Marquent-elles la fin de ce printemps révolutionnaire ou sont-elles au contraire les premiers signes d’un nouveau souffle pour sortir de ce gouffre abyssal dans lequel le pays est plongé depuis plus de deux ans déjà ?

Des résultats mitigés : entre lassitude et espoir de changement

En ce 15 mai 2022, les Libanais exhibent fièrement leur pouce tâché d’encre, signe qu’ils se sont acquittés de leur devoir de citoyen. Plus de deux ans après les mouvements de contestation qui ont dénoncé la corruption des hommes politiques au pouvoir et après l’explosion meurtrière du port de Beyrouth du 4 août 2020, l’heure était enfin venue de régler des comptes et de faire entendre la voix du changement.

Premier constat de ce scrutin attendu censé sanctionner la classe dirigeante : cette voix est restée bien faible, puisque le taux de participation a été seulement de 41%. Faut-il y voir le signe de l’indifférence à la vie démocratique ou plutôt le résultat d’une profonde lassitude, voire d’un désespoir, qui se manifeste à travers des voix éteintes, abîmés par un quotidien devenu invivable ? Après avoir perdu la confiance en ses dirigeants, une majorité de Libanais a totalement perdu espoir dans un Etat soi-disant démocratique, totalement décharné et réduit à une forme squelettique, au point de ne pouvoir assumer sa fonction primaire : celle de protéger ses citoyens et de leur fournir les services essentiels (notamment l’électricité). Face à ce spectre fantomatique, nombre de Libanais se sont abstenus de participer à ce jeu de marionnettes, considérant que les fils sont manipulés par des instances intouchables.

D’autres Libanais ont au contraire saisi l’occasion pour tenter de renverser des équilibres politiques sclérosés par des années de clientélisme et de marchandages claniques et confessionnels. La vie politique libanaise est en effet marquée par une consanguinité consternante et appauvrissante, le pouvoir se transmettant de père en fils au sein des mêmes familles, qui gouvernent le pays depuis plusieurs générations déjà. Bien que cette voix électorale soit restée faible, elle a néanmoins ouvert la voie à quelques changements notables. D’une part, le vote sanction s’est opéré à l’encontre du bloc parlementaire jusqu’ici majoritaire, mené par le puissant mouvement armé du Hezbollah et ses alliés, au nombre desquels le parti de l’actuel président de la République, Michel Aoun. D’autre part, une percée inédite de candidats issus de la révolution de 2019 et indépendants des groupes politiques classiques laisse entrevoir un changement possible. Bien que ne représentant que 13 sièges sur un total de 128, ils constituent néanmoins un souffle d’espoir face à l’inertie mortifère du système en place. Dernier chiffre éloquent : seules huit femmes siègent aujourd’hui au Parlement (contre six lors des dernières élections), soit 6,25 %. Un triste record pour ce pays, où la politique reste une exclusivité masculine.

Les défis à venir : une sortie de crise complexe

Si ces élections semblent donc dessiner de nouvelles règles du jeu, les mois à venir risquent d’être difficiles à gérer : il faudra manœuvrer finement pour sortir de la crise, tout en évitant les différents écueils qui surgissent dans cette mer dévastée, jonchée de débris de nature variable.

Le premier écueil résulte de la polarisation excessive de la vie parlementaire, autour de deux entités opposées : le Hezbollah (musulman) d’un côté et les Forces libanaises (chrétiennes) de l’autre. La formation d’un gouvernement consensuel, obligé de prendre en considération la répartition confessionnelle des différentes fonctions, risque d’être, une fois de plus, un véritable casse-tête à rebondissements. Il faut rappeler que le Premier ministre doit être un musulman sunnite, le président du Parlement un musulman chiite et le président de la République un chrétien maronite. Le record à battre pour la constitution d’un gouvernement est de neuf mois lors des dernières élections législatives. Les paris sont d’ores et déjà ouverts ; les Libanais sont aujourd’hui habitués à ce vide institutionnel récurrent.

Le second écueil réside dans la capacité d’opposition de ces candidats qui se sont présentés comme indépendants : parviendront-ils, compte tenu de leur faible représentation, à faire bouger l’ordre institué ? La crainte est également largement exprimée parmi les Libanais d’un rapprochement à court terme auprès des partis existants, ce qui anéantirait tout espoir d’indépendance et de changement.

Le troisième écueil, et non des moindres, est l’influence des puissances étrangères, qui soutiennent, de façon explicite ou plus souterraine, les forces politiques en jeu, et multiplient donc le nombre de joueurs, avec des ambitions très opposées. Le Liban a toujours été le point de tension de forces géopolitiques contradictoires, subissant régulièrement les profondes déchirures qui en résultent, dans un cycle continuel de déconstruction / reconstruction.

La démocratie en danger

Gangrénée par des intérêts privés, qu’ils soient politiques, économiques ou confessionnels, la démocratie libanaise est à bout de souffle, tout comme ses habitants, qui survivent dans un quotidien devenu insupportable.

Plus largement, ces élections libanaises ne révèlent-elles pas une dérive de plus en plus marquée dans les démocraties modernes, à savoir la perte de sens du « bien commun », étymologiquement la « res publica », pourtant condition sine qua none pour « faire société » ?
Il semble que le monde contemporain soit aveugle à l’une des dérives de la démocratie, évoquée dès la naissance de ce régime politique dans la Grèce antique : la démesure, encore appelée hubris par les Grecs, contre laquelle ces derniers préconisaient l’autolimitation. C’est bien dans cette perspective que doit être repensée la démocratie moderne, y compris en France. Il y va d’un devoir de responsabilisation, non pas tourné vers le passé pour trouver des responsables, mais orienté vers l’avenir, dans le souci du bien commun, à l’échelle d’un pays comme à celle du monde entier.

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