À quoi pourrait ressembler une paix future entre l’Ukraine et la Russie ? Qui seraient les gagnants et les perdants, notamment sur le plan économique ?
Il est toujours stimulant de se confronter à des questions qu’il n’est pas convenable de poser à un moment donné et d’écouter ou de lire des interlocuteurs dont on ne partage pas forcément les points de vue. C’est l’esprit du Club des vigilants.
Pour répondre à la question « Guerre en Ukraine : une guerre économique « aussi » ? » il avait invité le 24 avril Alain Juillet, qui a l’expérience d’une double carrière dans les affaires et dans l’armée et les services secrets (il a été directeur du Renseignement à la DGSE de 2002 à 2003 puis Haut responsable à l'intelligence économique au SGDN, rattaché au Premier Ministre) et est aujourd’hui président d’honneur de l’Académie d’intelligence économique après l’avoir présidée pendant plusieurs années.
Parfois, l’orateur « pousse le bouchon un peu loin » et tire des conclusions un peu catégoriques de réalités plus diffuses. Mais l’intéressant est de comprendre la logique de cette vision géopolitique et économique du conflit en cours et des basculements de notre monde qui existe dans les élites françaises et que d’autres osent peut-être moins exprimer en ce moment.
Pour Alain Juillet la guerre est terminée en quelque sorte.
La Russie a certes mobilisé son industrie de guerre et tire 10 obus quand l’armée ukrainienne ne peut lui en opposer que 2. Mais malgré la montée en puissance de son économie de guerre elle peut difficilement faire mieux que tenir ses 1 000 km de front en combattant effectivement sur environ 200 km, assure-t-il. D’une manière générale il souligne les limites de la puissance russe et la décrit par exemple comme incapable d’attaquer l’Europe de l’Ouest car incapable d’occuper un quelconque territoire conquis. « Elle ne peut faire que des guerres locales ».
Pour illustrer sa vision de la situation actuelle sur le front Ukraine-Russie et la paix qui pourrait en découler, à son avis, il évoque la fin de la guerre de Corée. La zone démilitarisée qui sépare aujourd’hui Corée du Nord et du Sud est peu ou prou celle où les deux armées se sont fait face à la fin du conflit. Dans cette logique, les provinces russophones de l’est de l’Ukraine, actuellement occupées, deviendraient russes ; « la Crimée est russe », ce n’est même pas un sujet. Et cela suffirait à Poutine pour « afficher une victoire ».
Le point le plus délicat concernerait le port ukrainien d’Odessa sur la mer Noire et la menace qu’une présence de l’Otan à Odessa pourrait faire planer sur Sébastopol, la place forte russe toute proche en Crimée. Pour Alain Juillet c’est la même problématique que celle des fusées soviétiques à Cuba en 1962 mais, cette fois-ci, le menacé serait la Russie.
Après la paix de compromis que dessine/espère Alain Juillet, qui seraient les gagnants et les perdants ?
Les deux belligérants seraient évidemment affaiblis par les pertes humaines et les destructions. Les Etats-Unis seraient les grands gagnants. Alain Juillet fait partie de ceux qui voient derrière la révolution dite de Maïdan, en 2014, la chute du pouvoir ukrainien pro-russe et tout ce qui s’en suivit, la main des Etats-Unis. Contrairement à ce qui aurait été tacitement convenu après la fin de l’Union soviétique ceux-ci auraient exploité/provoqué toutes les occasions pour pousser les limites de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie.
Mais c’est surtout sur le plan économique que les Etats-Unis sont et seront gagnants. Leur industrie militaire tourne à plein et c’est une industrie exclusivement installée sur le sol américain, souligne-t-il. « L’aide » à l’Ukraine si âprement débattue devant le parlement américain est en partie une aide à crédit remboursable. Les efforts de remise à niveau des armées européennes face à la menace russe profitent en très grande partie à l’industrie américaine.
L’arrêt des importations d’hydrocarbures russes par l’Europe pénalise énormément notre continent, notamment l’Allemagne, mais est une aubaine pour les exportations américaines.
L’après-guerre sera, assure Alain Juillet, une sorte d’apothéose pour les entreprises américaines. Les Russes ont en effet systématiquement détruit les infrastructures ukrainiennes d’énergie et de télécommunications. L’industrie américaine sera particulièrement bien placée pour la « reconstruction » parce que le président Zelensky dans ses tentatives de mobiliser l’aide américaine a déjà désigné/invité de grands organismes financiers et de conseil américains (Alain Juillet cite surtout BlackRock) pour l’orchestrer la reconstruction. Celle-ci sera aussi, sans aucun doute, l’occasion d’investissements étrangers dans l’économie ukrainienne.
L’autre « grand gagnant » aux yeux d’Alain Juillet est la Chine dans les bras de laquelle les Etats-Unis et l’ Europe ont poussé la Russie en refusant ses avances et en lui imposant des sanctions à partir de la prise de contrôle de la Crimée. Le commerce entre les deux pays s’est beaucoup développé et, les transferts financiers russes étant bannis du système SWIFT la Chine profite de l’occasion pour développer son système CIPS (China International Payments System ou Cross-Border Inter-Bank Payments System) de transferts internationaux en Yuan.
Le premier perdant est l’Allemagne « qui a pris des coups terribles » et dont la stratégie économique reposait notamment sur l’accès au gaz russe et la délocalisation d’une partie de sa production dans les pays à faible coûts de l’Europe, y compris l’Ukraine avant la guerre.Quant à l’Union européenne, Alain Juillet fait partie de ces Européens qui, comme les Russes, s’intéressent plus à ses divisions qu’à sa solidité face aux crises.
Pour lui, tous les pays d’Europe de l’Est que l’Europe de l’Ouest aurait trahi après 1918 (Conférence de Paris et traité de Versailles) et après 1945 (Yalta, rideau de fer, etc.) ne font pas confiance aux autres pays membres de l’UE. Il souligne qu’on les retrouve dans les 13 pays de « l’Initiative des trois mers », de la Grèce jusqu’aux pays baltes, initiative dont on parle peu en Europe de l’Ouest et qui cherche notamment à développer un axe de communication et de transport du côté européen le long de la frontière russe. Pour Alain Juillet seul l’argent intéresse ces pays dans l’Union européenne et, pour leur défense, ils font exclusivement confiance à l’OTAN et aux Etats-Unis. Feraient-ils autant confiance à des Etats-Unis présidés par Trump ? Affaire à suivre
Beaucoup d’incertitudes demeurent donc…
Commentaires
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Pour la parfaite information
Pour la parfaite information du lecteur, il serait peut-être bon de rappelé qu’Alain Juillet fut longtemps un éditorialiste apprécié de la chaine Russia Today France, où ses chroniques géopolitiques reprenaient à l’envie la thèse de l’agressivité américaine et d’autres friandises complotistes.
C’est le fil rouge de ses propos – on se fie au résumé présenté ici –, les Etats-Unis sont blâmés pour beaucoup de choses, à la différence de la Russie dont on analyse les limites mais qui n’est rendue responsable de rien. Doit-on vraiment blâmer les EU de vouloir aider l’Ukraine à se relever des destructions russes ?
On pourrait passer du temps à réfuter point par point cet argumentaire qui cherche désespérément à offrir une victoire à Poutine (non la Crimée n’est pas russe !) et qui se fourvoie dans de faux parallèles. Non, l’éventuelle présence de l’OTAN à Odessa ne serait pas « l’équivalent de Cuba ». Cuba était une agression, ratée, de la Russie. La situation actuelle est aussi la conséquence d’une agression russe. Ce sont les victimes, présentes et passées, de la Russie qui appellent l’OTAN et non l’inverse.
Il y a une certaine lassitude à lire cette génération de responsables français accrochés à leur obsession antiaméricaine et incapables de percevoir les forces aujourd’hui à l’œuvre. Le plus choquant est probablement la négation de la révolution du Maidan, ravalée à une manœuvre américaine. Les Ukrainiens payent cher leur aspiration à l’Europe, à la liberté et la souveraineté, comme hier les Polonais, les Baltes et demain sans doute les Géorgiens. Les Européens doivent partir de là pour se positionner et non d’une position par principe hostile aux Etats-Unis et perpétuellement perdante.
On sait gré au Club des Vigilants d’écouter tous les points de vue mais dans les faits la seule Matinale consacrée à l’Ukraine a été offerte à un pro-russe notoire. A quand un autre point de vue ?
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