La fin de l’été approche. La contre-offensive ukrainienne met les forces russes au taquet mais, à ce stade, elle n’a pas réalisé de percée décisive. Passer la digue de mines et de tranchées, que les Russes ont eu tout le loisir d’installer pendant que l’Occident pesait chaque livraison d’armes, prendra du temps. De part et d’autre on se prépare à une guerre longue, terrible pour les soldats et pour le peuple ukrainien.
Les « réalistes » en tout genre en profitent pour relever la tête, tel Nicolas Sarkozy dans une sidérante interview, cette semaine, au Figaro. La clé du conflit serait, peu ou prou, de reconnaître les nouvelles réalités, après des référendums (solution recommandée par l’ancien Président) dont on voit mal de quelle manière ils contribueront à la solution, sauf à imposer par la force un éventuel résultat défavorable à Moscou… On espère ainsi préserver notre relation avec les Russes « qui ont besoin de nous, comme nous avons besoin d’eux ». L’Ukraine serait neutralisée et sa souveraineté ravalée au rôle de trait d’union entre la grande Russie et l’Europe, Europe dans laquelle elle n’a par ailleurs rien à faire. Tout cela serait conforme à de soi-disant permanences historiques et géographiques. Sarkozy semble affectionner ce jeu viril entre chefs des grands pays lui qui, accouru à Moscou en 2008 pour « régler » la crise géorgienne, se fit balader par Poutine qui, cette fois-là, atteint l’ensemble de ses buts de guerre. Le respect du droit, celui des frontières, l’aspiration de l’Ukraine à la souveraineté – comme avant elle tant de nations européennes échappées des empires – ou encore la justice sans laquelle aucune paix n’est possible : rien de tout cela ne semble peser.
Bien sûr que l’on aimerait s’entendre avec ce grand pays qu’est la Russie mais on bute désormais sur une difficulté que Sarkozy et d’autres avec lui ignorent : entre les Russes et nous, il y a désormais Poutine et son régime, profondément hostiles et criminels au regard du droit international. Un régime qui veut soumettre l’Ukraine, et nous avec. Un régime qui fait, et ne fera, aucune concession. Un régime responsable de nombreux crimes de guerre pour qui tuer, chaque nuit, des civils ukrainiens ne pose aucune difficulté.
L’argument des « réalistes » repose sur l’idée que la Russie de Poutine est encore capable de coopération. C’est une illusion. S’il y a une chose que l’histoire enseigne, c’est davantage un atavisme du Kremlin pour la citadelle assiégée. Une posture qui finit toujours par l’emporter sur une europhilie superficielle à l’échelle de la société et honnie par un pouvoir politique imbibé d’impérialisme ou un pouvoir religieux orthodoxe obnubilée par la prétendue pureté de l’âme russe. La Russie n’est pas une société ouverte, la terrible répression qui s’abat sur le pays le prouve une fois encore. La Russie n’est pas dans l’Europe dont le modèle culturel la rebute. Là sont les fondamentaux du réalisme dont il faut partir pour bâtir les scénarios de sortie de guerre (on ne parle pas de paix) et non d’une coopération dont l’hypothèse est périmée, probablement pour longtemps.
Cette nature autarcique du pouvoir russe se lit autant dans la paix que dans la guerre. La Russie et son avatar soviétique sont constamment restés en dehors de l’économie de la confiance, cette sphère de coopération dont la compétition n’est pas absente mais qui donne une vocation au commerce et bâtit des normes pour favoriser une prospérité commune. Les sanctions qui, régulièrement, frappent la Russie ne font que constater le refus de normes sans lesquelles l’ordre international tourne, nécessairement, au rapport de force. Dans le fond les sanctions plaisent au pouvoir russe et nourrissent un penchant mercantiliste dont il n’est jamais sorti. Il s’agit de limiter les importations de produits, et autres biens culturels, étrangers et de maximiser des exportations pour accumuler un trésor de guerre. La logique de la complémentarité est étrangère aux dirigeants russes. Tout échange est un jeu à somme nulle. La régulation et la modération qui découlent de l’ouverture au monde sont redoutées. Ce refus d’ouverture se paye en une corvée sans fin pour la population prisonnière d’une culture ancestrale de pénurie tandis que l’oligarchie et autre nomenklatura profitent sans vergogne du luxe occidental. L’autarcie façonne aussi la guerre, que l’on fait de façon rustique. Là, le prix se paye en vies de soldats, ce dont le Kremlin n’a cure.
Aujourd’hui le mercantilisme penche vers une économie de contrebande et de prédation. Les trafiquants prospèrent à écouler le pétrole russe, tandis que Wagner, bras armé du Kremlin, noue de juteux « partenariats » auprès des juntes africaines. On pourrait aussi citer l’étonnante répétition des nationalisations-confiscations, dont les standards furent posés par la jeune Union Soviétique, auxquels le pouvoir clanique de Poutine apporte aujourd’hui sa touche. Les activités russes de Danone sont offertes au neveu du tchétchène Kadyrov ; décision ô combien symbolique du fossé qui nous sépare : une entreprise à mission à la pointe des nécessaires mutations du capitalisme ravalée au rang de prise de guerre pour récompenser un satrape local. Pas sûr que nous ayons besoin de cette Russie-là.
La nature antagoniste du Kremlin enseigne une autre leçon. Le pouvoir russe est un Janus qui fonctionne sur le couple agression/ repli. Le scénario se répète régulièrement dans l’histoire, depuis la guerre de Crimée (1853-1856) jusqu’aux agressions soviétiques en Europe pendant la guerre froide (Berlin, Cuba, Euromissiles). A chaque fois le Kremlin tenta de rompre brutalement l’équilibre. A chaque fois il se replia face au danger. Sur ces bases, le scénario vraiment réaliste consiste à refouler la Russie en lui infligeant une défaite militaire significative. Il n’y a aucune solution diplomatique crédible sans la mise au pas des forces russes présentes en Ukraine. Le nucléaire ne change pas fondamentalement ce schéma. Si Poutine s’aventure sur le terrain du nucléaire tactique – ce qui est loin d’être exclu – il sera éliminé par les Russes eux-mêmes qui voudront préserver l’essentiel.
Il y a de quoi désespérer face à cette guerre et ses tragédies quotidiennes. Pourtant, le réalisme n’est pas de chercher la paix à tout prix et d’abdiquer comme le recommande l’ancien président de la République, en dissimulant l’abdication sous des artifices qui ne tromperont personne et ne règleront rien. En support de l’interview, le Figaro demande à ses lecteurs si « l’Ukraine doit concéder des territoires à la Russie pour obtenir la paix, comme le suggère Nicolas Sarkozy » [1]? La question est trompeuse, il n’y aura aucune paix en échange de territoire. Il y aura une accalmie, dévastatrice pour l’Ukraine et une Europe fragilisée. Le réalisme est aussi de rester fidèle à ce qui forge notre identité. Nous ne plions pas devant la force, nous ne pouvons pas nous le permettre.
[1] Question à laquelle les lecteurs répondent, majoritairement (57%), « non ».
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