Résilience démocratique

Il y a deux ans, les démocraties occidentales paraissaient poussées vers un déclin inexorable. Prises au dépourvu par la pandémie du COVID elles se battaient entre elles pour obtenir de précieuses cargaisons (masques, respirateurs et autres principes actifs) venues d’une Chine disciplinée qui soulignait à l’envi le chaos occidental. Les démocraties illibérales, Hongrie en tête, s’engouffraient dans la brèche géopolitique et claironnaient la supériorité des vaccins russe et chinois pour ajouter à l’humiliation. Trump récoltait 74 millions de voix, manquait de peu sa réélection et imposait son agenda post-vérité au principal parti de gouvernement américain. Son successeur démocrate quittait l’Afghanistan sans parvenir à contrôler les opérations. Beaucoup se régalaient d’un échec qui sous l’écume médiatique semblait dire la vanité de la promotion de la démocratie et des droits humains dans le Sud global.

La photo est différente aujourd’hui. La Russie se dirige à grands pas vers une terrible défaite stratégique conséquence de son agressivité et de son arriération. La Chine, encalminée dans une lutte zéro COVID, découvre qu’il y a des limites aux contraintes imposées à la population. L’Iran voit se dresser une défiance inflexible contre son pouvoir cacochyme et la junte accaparatrice des Gardiens de la Révolution. Viktor Orban porte en écharpe la carte de la Hongrie impériale, sans doute pour faire oublier qu’il a ruiné la monnaie nationale et que sans les subsides européens sa balance des paiements s’effondre (taux d’intérêts de 13%, 20% d’inflation). On pourrait encore citer la défaite de Bolsonaro au Brésil ou celle, indirecte, de Trump à l’occasion des élections midterms aux Etats-Unis. De l’autre côté, si l’on peut dire, l’Occident s’est immédiatement uni pour soutenir avec efficacité et détermination l’Ukraine attaquée. La même détermination semble animer de larges couches des sociétés occidentales pour s’adapter au changement climatique et conduire une transition à la fois technique, économique et sociétale. Même les partis populistes européens, biberonnés au financement cynique de Poutine, se plient aux règles et contraintes de la responsabilité gouvernementale (et de Bruxelles) quand ils accèdent au pouvoir.

Ces éléments sont parcellaires et dans un horizon de temps court. Les pays occidentaux font évidemment face à des nombreux défis, à commencer par une polarisation croissante des opinions qui pousse le fonctionnement de leur démocratie dans ses retranchements. Cela n’empêche pas de réfléchir aux ressorts profonds de cette inversion de tendance à propos de laquelle on est tenté de distinguer trois ressorts.

Le premier est la liberté et ce qu’elle inspire, évidence que tous les régimes autoritaires s’obstinent à sous-estimer. A un certain point, la privation de liberté est insupportable et met en mouvement des forces de contestation qu’il devient impossible d’arrêter. La décision liberticide de la Cour suprême américaine contre l’avortement a électrisé la société américaine. Pékin devra céder et assouplir les confinements militarisés qu’il impose à des millions de Chinois. En Iran le sort de ce qui désormais appelé la révolution est incertain mais il parait déjà évident que la contrainte physique imposée aux femmes avec le port du voile ne sera plus tenable. L’extraordinaire et séculaire patrimoine démocratique des Européens et des Américains n’est pas seulement conceptuel et juridique. Il protège très concrètement les individus dans leur vie quotidienne et leur assure des droits essentiels dont ils n’acceptent pas de se défaire sans résistance. La liberté politique permet d’autre part une prise de décision plus pertinente parce que plus symbiotique avec la population (pas parfaite, loin de là) et se montre sur la durée plus efficace pour affronter les crises, peu importe que les débats soient parfois grotesques. Sain rappel pour les dictatures, autoritaires et autres illibéraux qui tiennent pour acquises leurs critiques et railleries du fonctionnement des sociétés ouvertes et qui s’illusionnent sur les vertus de l’autoritarisme.

Le second ressort est la jeunesse. Il n’y a pas d’avenir pour les régimes qui répriment et tuent leurs enfants par la brutalité de leurs nervis ou dans des guerres indignes. Sans préjuger des conflits et autres irritations entre générations, on peut soutenir que les démocraties démontrent une supériorité fondamentale en ce qu’elles protègent et éduquent leur jeunesse à laquelle elles accordent une liberté quasi-totale et dont elles accueillent favorablement la passion militante et l’entrain entrepreneurial. Les jeunes russes fuient la conscription, la jeunesse iranienne risque sa vie pour renverser l’ordre qui la persécute, des jeunes migrants fuient des dictatures partout dans le monde. Aucun jeune occidental ne rêve de fuir la démocratie pour se réfugier à l’ombre de l’illibéralisme.

Le troisième ressort est l’indépendance stratégique. Ce concept a été développé en réaction aux pénuries révélées par la pandémie. Sa mise en pratique vise à assurer notre indépendance dans des domaines essentiels qui peuvent faire l’objet de chantage ou de rétorsion de la part de partenaires opportunistes ou devenus hostiles (ex. le paracétamol qui pour 60% vient de Chine). Il s’applique aujourd’hui au gaz russe et probablement, sur le long terme, aux énergies fossiles qui, sauf rares exceptions, sont entre les mains de régimes dont on ne veut pas/ plus dépendre. Plus profondément, l’indépendance stratégique rejoint un invariant constitutif de nos démocraties dont aucun dirigeant ne s’éloigne : il n’est pas question, there is no way, que d’autres nous dictent notre conduite. Cette conviction n’empêchera pas la compétition d’être acharnée et le poids des pays occidentaux de tendanciellement baisser mais elle constitue un puissant ressort face aux dirigeants autoritaires obnubilés par leur seule survie.

Les démocraties sont tolérantes, parfois complaisantes, souvent exaspérantes. Elles préfèrent repousser les décisions difficiles et préserver leur confort moral, matériel et le business du court terme. Mais il arrive un point qui déclenche leur réponse inflexible et intraitable. C’est davantage qu’un sursaut dont on ne sait jamais s’il durera, c’est une vraie résilience face à la menace devenue trop pressante sur le cœur de leurs convictions et leur foi profonde que la liberté est l’avenir de l’Homme.

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Commentaires

Très belle analyse de la résilience démocratique des pays... démocratiques. J'y adhère à la fois par conviction et par optimisme.

Je suis plus réservé sur le parallèle avec ce qui se passe en Chine ou en Iran. Le cas de la Russie est ambigu.

Il est d'usage dans nos démocraties occidentales de considérer nos "valeurs" (fondées principalement sur la primauté de l'individu et la sacralisation de l'esprit critique) comme "universelles" au point de vouloir à tout prix les "exporter" dans les pays qui n'auraient pas la chance de s'y référer. Exportation souvent imposée, parfois par la violence.

Or ces pays que tu cites, la Chine et l'Iran, ont d'autres cultures. Où l'individu disparaît derrière le groupe, est contraint de se conformer à un modèle réputé parfait : le confucianisme pour l'un, le Coran pour l'autre. Jusqu'à présent, ces modèles ont résisté aux assauts de l'Occident chrétien. Si le modèle musulman peine à s'exporter en dehors de son pré-carré historique, celui de la Chine semble séduire au delà du sien (en Afrique notamment).

Alors, peut-on anticiper que ce qui se passe aujourd'hui en Chine ou en Iran pourrait déboucher sur quelque chose de fondamentalement différent de ce qui est ? Les chinois, me semble-t-il, ne sont pas dans la rue pour appeler à davantage de démocratie : ils réclament la levée des restrictions de circulation, et, par ricochet, la démission de Xi Jinping qui les incarne.

Les manifestations en Iran sont majoritairement le fait des jeunes générations qui s'attaquent à l'une des clés de voûte doctrinale du régime des mollahs : le port du voile. Pas de revendication plus politique, pas d'exigence de davantage de démocratie.

Si l'on compare avec ce que nous connaissons le mieux, la Révolution française de 1789, il me semble qu'on est encore un peu loin du compte dans les 2 situations dont il est question ici : ni l'intelligentsia (existe-t-il d'ailleurs l'équivalent de nos philosophes des Lumières qui ont fortement polarisé la société ?), ni la bourgeoisie (ou son avatar, la "classe moyenne") ne se mobilisent (pour l'instant du moins).

Dans les 2 cas, il ne semble pas se dégager un leadership fédérateur.

Les "printemps arabes" se sont déroulés de façon un peu similaire, spontanée et brouillonne. Aucun n'a débouché sur un bouleversement des cultures, ni même à quelque chose ressemblant à nos démocraties.

On aimerait bien, naturellement, que ces mouvements suivent la voie qui nous semble naturelle : la nôtre, qui, même avec ses imperfections, nous semble infiniment plus désirable que celles dont nous parlons ici.

Est-ce inéluctable ? Je suis tenté de répondre : non.

 

Merci Bernard, 

Je partage en partie ce que tu dis mais mon post ne parle pas de transformer ces pays sur notre modèle et certainement pas de mener un nouvel "assaut de l'Occident Chrétien". Il insiste sur les contre-performances de ces régimes à qui il sera plus difficile de clamer leur supériorité. 
Les démocraties libérales ont donné des formes politiques à la liberté dont on voit, en effet, qu'elles ne sont pas spontanément universelles. En revanche, le besoin de liberté individuelle est universel. La contrainte physique par la force est insupportable, sans parler de la répression qui fait appel aux pires tortures, crimes sexuels et autres exactions. Et sur ce terrain, je pense que nous, Occidentaux, sommes légitimes à rappeler la supériorité des pratiques démocratiques.

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