Ukraine : est-ce une guerre mondiale ?

De nombreux commentaires et analyses évoquent une guerre mondiale à propos de l’Ukraine. Souvent la référence vient d’un sentiment d’amplification et de multiplication des fronts, sentiment qui sera évidemment renforcé par l’attaque de l’Iran contre Israël. Nous avons la tentation de chercher une guerre mondiale comme dans les livres pour y trouver des modèles historiques connus et des régularités à partir desquelles on pourrait prédire la suite. Mais l’histoire en train de se faire est à la fois régulière et accidentelle. Elle nous surprend toujours et d’autant plus, qu’en la matière, il n’y a pas de relation de cause à effet et que l’emballement n’est jamais loin.

Une façon de poser la question est de voir dans les guerres mondiales les matrices de transformations radicales, politiques et sociales. La première Guerre Mondiale accéléra la transition vers les sociétés industrielles. En opérant un brassage inédit des classes dans les tranchées et en ruinant les rentiers elle provoqua une égalisation des conditions qu’aucune œuvre politique ou législative n’aurait réussi. La Seconde Guerre mondiale consacra la défaite des puissances coloniales, qu’elles soient dans le camp des vainqueurs ou des vaincus, et provoqua en Occident un profond bouleversement en installant le modèle « démocratie-Etat providence », porté par les théories de Keynes et les 30 glorieuses des classes moyennes. On pourrait remonter à la guerre de Trente Ans (1618-1648), conflit d’ampleur mondiale pour l’époque, qui régla les guerres de religion, fit naître de puissants Etats administratifs et établit un nouvel ordre international en transmettant aux gouvernements le monopole de la violence légitime.

Dans cette perspective, il faut se demander quelles transformations sont à l’œuvre qui pourraient se nourrir de la force motrice – et en retour la nourrir – de la guerre en Ukraine. Force est de constater qu’il y en a un certain nombre.

Il y a d’abord la dynamique du conflit déclenché par la Russie qui continue de croître, et ne peut que continuer de croître puisque Poutine a campé un conflit existentiel. La grammaire de la guerre (Clausewitz) imposée par le Kremlin conduit à l’escalade et nulle part ailleurs. Récemment, le « plan de paix » en 7 points de Medvedev[1] ou l’appel du patriarche Kyril à la guerre sainte témoignent d’une radicalisation continue du pouvoir et de la société russes. Cette dynamique est entretenue par le considérable soutien industriel de la Chine qui permet à la Russie guerrière de Poutine de tenir. Le refus obstiné de la Chine de répondre aux préoccupations de sécurité des Européens est en soi un problème. Plus profondément, le parti pris de Pékin exclut tout règlement de la crise par la communauté internationale. C’est un élément important : il y a guerre mondiale quand il n’y a pas de communauté internationale qui fonctionne face à un conflit qui implique au moins un des acteurs indispensable à l’équilibre du système.

Cette dynamique a pour toile de fond la gestation d’un nouvel ordre mondial – en gros la fin de l’hégémonie américaine et occidentale – poussé par trois acteurs, plus ou moins forts et hostiles : la Chine, la Russie et l’Iran. Il est intéressant de noter que chacun de ces acteurs a une cause « existentielle », potentiellement très conflictuelle ce qui ne pousse pas à l’optimisme (l’Ukraine pour la Russie, Taïwan pour la Chine et la confrontation avec Israël pour le régime des Mollahs). On pourrait inclure dans cette large transformation la transition énergétique puisqu’elle est susceptible de rebattre les cartes de la puissance pour d’importants acteurs étatiques.

Ensuite, et plus profondément, il y a une nouvelle forme de démocratie en gestation dont on pressent qu’elle aura un impact majeur sur la suite des événements. On observe un épuisement de la démocratie parlementaire qui longtemps maitrisa la complexité du gouvernement à travers la représentation mais qui, dans les faits, n’a jamais cessé d’être profondément élitiste et qui, pour ne rien arranger, a consacré les 30 dernières années à une mondialisation défavorable aux classes moyennes occidentales. Il y a en toile de fond à la guerre une transition vers une démocratie de la foule où post vérité et autoritarisme sont appréciés, où l’on prend acte sans s’émouvoir de l’échec de la promesse éducative qui devait créer une foule de citoyens. En quelque sorte on voit émerger, et réussir, une démocratie sans intérêt pour la citoyenneté. Les exemples les plus frappants sont aujourd’hui en Argentine ou aux Etats-Unis où les Républicains promettent la suppression des ministères de l’Education et de la Santé. La tendance est profonde. Dans les vieilles démocraties parlementaires européennes de puissantes forces questionnent la pertinence de l’Etat de droit, arguant que le plus grand nombre n’en a jamais saisi les subtilités. Ailleurs il a déjà succombé et l’on voit des pouvoirs oligarchiques et claniques être régulièrement (ré) élus.

Pour toutes ces raisons, il est probablement juste d’affirmer que la guerre en Ukraine, avec sa forme propre, est le catalyseur de conflits et de transformations d’une ampleur comparable à ceux des siècles précédents.

Notre responsabilité est de regarder la guerre en Ukraine comme elle est. Il est à peu près certain que le spectre de l’affrontement militaire va s’étendre et que nous serons impliqués. C’est une facette du conflit, il y en a beaucoup d’autres et nous devons l’apprécier à l’aune des changements à l’œuvre pour, autant que faire se peut, échapper à l’avertissement de Raymond Aron dans Paix et guerre entre les nations : « peut-être les grandes guerres sont-elles précisément celles qui, en raison des passions déchaînées, finissent par échapper aux hommes qui ont l’illusion de les diriger ».

 


[1] 1. Reconnaissance de la défaite militaire par le gouvernement ukrainien, 2.  Reddition et démilitarisation complètes et définitives, 3. Reconnaissance par la communauté internationale du caractère nazi du gouvernement ukrainien, 4. Déclaration de l’ONU sur la perte du statut d’Etat souverain, 5. Démission de toutes les autorités ukrainiennes et élection d’un parlement provisoire, 5. Paiement de réparations à la Russie, 6. Adoption par le parlement provisoire du rattachement de tous les territoires ukrainiens à la Russie, 7. Dissolution du parlement provisoire et reconnaissance par l’ONU de la réunification de l’Ukraine à la Russie.

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