Relire Aron au temps de l’Ukraine

Raymond Aron fut l’un des penseurs les plus profonds du phénomène de la guerre ainsi qu’un observateur pénétrant de l’actualité. Quand il interprétait l’histoire en train de se faire ses analyses articulaient une observation très fine du comportement des acteurs, considérés dans la diversité de leur environnement historique et sociologique, avec un substrat philosophique et théorique développé dans ses ouvrages scientifiques sur les relations internationales et la guerre. On trouve dans les textes aroniens vieux de plusieurs décennies[1] des éléments d’explication qui aident à donner un sens au conflit contemporain déclenché par la Russie en Ukraine et à mieux comprendre l’incertitude dans laquelle nous sommes plongés

S’il n’existe pas de théorie pure et définitive des relations internationales, Aron remarque que leur essence demeure constante à travers les siècles. C’est celle de la rivalité d’Etats qui visent à reconfigurer le rapport de force en leur faveur. Leurs relations sont par essence conflictuelles et marquées par une continuité entre la guerre et la paix. En l’absence de paix par l’empire (une puissance dominante capable de réguler) et face à l’échec de la paix par la loi, la compétition est permanente, les conflits sont possibles et la violence est admise ; les relations internationales sont les seules parmi toutes les relations sociales qui admettent le caractère normal de la violence dit Aron.

Les Etats dotés du monopole de la violence légitime sont (et restent) le pivot du système international. Aron avait stylisé leurs relations en deux figures : le diplomate et le soldat soit, coopérer et s’affronter. Ce jeu apparaissait trop simple et beaucoup lui reprochèrent de négliger les forces transnationales montantes. Force est de constater que la mondialisation et ses gigantesques flux d’échanges (biens, finance, migrations, culture, internet) n’ont pas modifié l’essence des relations internationales. Celles-ci se sont complexifiées et sophistiquées (la guerre hybride y trouve de nouveaux moyens) mais les rapports de force et de puissance restent au cœur du système. Tout ordre international doit être soutenu par la force dit Aron qui s’oppose ici aux idéalistes convaincus que la paix arrivera par le commerce ou des normes juridiques.  

Par leur ambition et leurs moyens les grandes puissances ont un rôle à part[2]. Si leur rivalité impose de rechercher l’équilibre, dans un conflit entre puissances le cours de l’histoire est bouleversé. « L’ordre » international est en jeu et il faut refonder l’ensemble du système pour en sortir. C’est bien ce à quoi aspire Poutine qui rêve de renverser l’Occident et qui parle de « décennie la plus dangereuse ». Ce point de vue réaliste fondé sur la puissance est difficile à faire admettre aujourd’hui dans un monde globalisé irrigué de revendications égalitaires et identitaires. Il nous aide pourtant à raisonner face à la relativisation, souvent cynique, qui met sur le même plan les conflit régionaux ou interethniques et la guerre en Ukraine. C’est un point de vue moral qui, s’il reconnait l’horreur égale des destructions, ignore la différence de nature (et de degré au vu des moyens engagés) entre ces situations et contribue à fausser la perception des enjeux.

Les objectifs que se fixent les Etats sont divers et irréductibles et ceux-ci réévaluent constamment leurs calculs fins/moyens. Il en résulte un jeu des relations internationales extrêmement fluide et saturé par l’incertitude. La passion, l’irrationalité ou la folie transfigurent parfois la décision des acteurs étatiques. L’escalade de Poutine est mue par sa passion pour l’impérialisme russe. Elle entraîne des sacrifices absurdes au regard de la rationalité capitaliste et libérale (le sacrifice de sa rente énergétique), sans même évoquer le risque d’une catastrophe finale sous forme d’effondrement de la puissance russe. Dans cette incertitude, il n’y a pas de fin évidente de la politique étrangère dit Aron. La maximisation de la puissance comme but ultime de la politique étrangère, n’est pas une fatalité, c’est un choix idéologique.

Cette incertitude foncière se situe elle-même dans une philosophie de l’histoire dont l’essence est la liberté. C’est un thème central de l’œuvre d’Aron qui s’opposa longtemps à la vision marxiste d’une histoire déterminée qui s’accomplit suivant des lois[3], vision qui mène nécessairement à l’idéologie et au crime (au nom de l’histoire) comme le 20e siècle l’a abondamment montré. Pour Aron l’histoire n’est pas écrite, les Hommes font leur histoire. Ce débat en apparence philosophique débouche sur la question centrale de l’action (efficacité et morale). S’il n’y a pas de déterminisme, si l’histoire n’est pas nécessaire mais contingente, alors il y a de la place pour la volonté, la responsabilité et l’action prudente et raisonnée. C’est toute la force et l’utilité de la pensée aronienne pour défendre ces qualités de la démocratie et le libéralisme politique dont on voit aujourd’hui la fragilité à l’échelle du globe, face aux idéologues et aux dictatures dont certaines, comme la Russie désormais, se laissent envahir par l’idéologie de la guerre.

La réinterprétation de Clausewitz que fit Aron rétablit le primat et l’autonomie de la politique là où les bellicistes voyaient un doctrinaire de la guerre totale. La politique envisage les conflits sous l’angle de leur nature intrinsèquement humaine, c’est-à-dire solubles. C’est l’opposé de la passion poutinienne qui impose à l’Ukraine un conflit inexpiable dont il résulte une guerre totale où l’adversaire est un ennemi dont on nie l’existence, sans s’imposer de limite dans le crime et l’absurdité (Kherson « russe pour toujours », les déportations et les rapts d’enfants, l’acharnement sur les civils, etc.).

Ces réflexions paraissent loin du théâtre ukrainien, elles sont pourtant essentielles et peuvent nous inspirer. Si, simples citoyens, nous ne sommes pas chargés de la grande stratégie, soyons au moins fidèles à la promesse démocratique. Faisons la différence entre l’agresseur et l’agressé, entre domination occidentale, quelque irritante qu’elle soit, et les destructions infligées par Poutine. Restons inspirés par un sens de l’histoire juste au regard des aspirations humaines, refusons les faux déterminismes et le cynisme. Et nous, Européens, restons fidèles aux Lumières et à l’idéal kantien : une évolution pacifiée de l’histoire humaine, fondée sur la raison et le droit, (très) incertaine mais plus forte que les passions guerrières. Une idée qui ne saurait jamais être entièrement réalisée mais qui anime l’action et indique un but.

 


[1] Notamment, Les guerres en chaîne (1951) ; Paix et guerre entre les nations (1962) ; Penser la guerre, Clausewitz (1976).

[2] Le thème de la et des puissances est l’objet d’innombrables analyses et définitions. Pour rester chez Aron : « une grande puissance ne limite pas ses ambitions au désir de vivre, elle veut un monde dans lequel elle ait un maximum de sécurité, ou d’influence, ou de rayonnement (…) Une grande puissance veut toujours autre chose et plus que la sécurité et la puissance, elle veut une Idée au sens le plus large de ce terme ». En quête d’une philosophie de politique étrangère (1953).

[3] On peut noter au passage que ce substrat marxiste est toujours présent. Le discours des dirigeants chinois (celui des Russes est plus opportuniste et moins convainquant) est empreint de ce déterminisme qui répète à l’envi que le Sud et les pays autoritaires supplanteront les démocraties libérales comme le prolétariat devait jadis supplanter la bourgeoisie.

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