Ukraine, à la fin ce sont les démocraties qui gagnent

Le pouvoir russe n’a pas renoncé à ses buts maximalistes. Il veut soumettre l’Ukraine. Si ça ne fonctionne pas, il la détruira. La propagande, toujours habile à renverser les responsabilités, explique que les Ukrainiens n’ont qu’à se laisser faire et que les Occidentaux prolongent leurs souffrances en livrant des armes, comme la victime d’un viol prolonge ses souffrances en résistant. Les connaisseurs du poutinisme ont largement décrit sa nature criminelle dont le viol est une des facettes[1]. Elle est l’une des raisons pour lesquelles une victoire de la Russie est devenue impossible, dans le sens d’inacceptable comme l’a, enfin, déclaré Macron cette semaine à l’Elysée. L’escalade va donc continuer, ce qu’on pouvait prévoir depuis longtemps.

Poutine a ligué les puissances occidentales contre la Russie. Elles ne peuvent accepter ce niveau d’agressivité et de perturbation. Face au perturbateur, elles seront inflexibles. C’est une constante de leur histoire. Leur lente montée en puissance ne doit pas tromper. Il faut du temps pour préparer des opinions et décanter les nombreux débats que permet la liberté de parole. C’est un moment où le leadership est critique parce qu’en démocratie rien n’est jamais simple. Roosevelt n’aurait jamais eu le feu vert de l’opinion pour entrer en guerre contre le nazisme, après tout ce n’était pas « leur » guerre. La Grande-Bretagne se serait probablement effondrée sans Churchill. De Biden qui, placidement, ne varie pas d’un iota dans son soutien à l’Ukraine, aux dirigeants continentaux qui, lentement mais surement, font leur aggiornamento, en passant par Zelenski qui galvanise les Ukrainiens, l’Occident a repris le flambeau. Poutine a allumé la mèche de l’esprit de résistance tapi au cœur des démocraties, parfois difficile à voir mais jamais éteint.

Ces démocraties apportent leurs ressources (efficacité, technologie, base industrielle). Face à elles la Russie ne peut pas gagner. Sa défaite est inéluctable malgré les péripéties tragiques de la guerre et l’on sait que l’armée russe et ses supplétifs détruiront autant qu’ils le pourront. En attendant, Poutine oppose à l’arsenal occidental les avantages séculaires du pouvoir russe : la contrainte physique sur une masse de conscrits, de préférence des lointaines provinces, qu’il estime pouvoir sacrifier sans limite et la production immodérée de munitions rustiques. L’Etat russe a dû renoncer au monopole de la violence, attribut essentiel de tout pouvoir qui prétend durer. La place prise par les supplétifs de Wagner et autres Kadyrov signent une dégradation inéluctable du pouvoir du Kremlin. C’est une permanence historique, des Tsars au soviétisme, que ce pouvoir moscovite qui se fossilise, place son salut dans la répression des dissidents et de l’agression impériale et fini emporté par une révolution, hélas rarement pour le meilleur.

La Russie a perdu mais elle ne renonce pas. Poutine et le poutinisme ne renonceront jamais. A chaque recul, chaque défaite, il sera répondu une violence supplémentaire. L’escalade est la seule réponse d’un régime dont la survie repose désormais sur sa capacité à entretenir la confrontation. Face à cette dynamique, la meilleure option est une victoire nette avec l’espoir qu’elle provoque une régénération profonde en Russie. Un but de guerre encore informulable par les dirigeants – il l’est par les militants et les analystes qui jouent leur rôle d’éclaireurs  – mais qui, probablement, est déjà dans pas mal de têtes et peut-être dans le travail des états-majors. Antonio Guterres déclarait ces jours-ci craindre, non pas, « que le monde avance en dormant tel un somnambule vers une guerre plus large mais qu’il le fasse en réalité les yeux grands ouverts ». Entendons l’avertissement lucide du gardien de l’ordre supranational.

Ces circonstances exceptionnelles bousculent les conservatismes en tous genres. Il est frappant de voir le temps nécessaire à certains dirigeants et commentateurs pour prendre conscience de la vraie nature, et de la menace, du Poutinisme. C’est particulièrement frappant pour la France où la place, tacitement, accordée à la Russie dans sa posture internationale a fait effet de retardateur. Frappant aussi de voir la persistance d’un penchant pro-russe au nom du réalisme. C’est oublier que la tradition réaliste consiste à tenir compte du rapport de force dans un système où un minimum de coopération est possible. Face à un joueur étatique, majeur, entré dans la confrontation pour qui la violence devient la condition de son existence, le réalisme n’est plus de calmer les choses mais de les affronter. Ces ambiguïtés ont paralysé l’exécutif français, comme les ambiguïtés allemandes paralysent le chancelier (être une puissance industrielle capable d’exporter des milliers de chars en espérant rester en dehors de toute implication politique). Sans surprise, le leadership est passé du côté des victimes ou anciennes victimes du Kremlin qui n’ont jamais eu le luxe de nos ambiguïtés à qui, finalement, Poutine a donné raison.

L’Ukraine est désormais au premier rang d’entre elles. Elle sortira de la guerre avec l’armée la plus aguerrie du continent mais surtout comme une nation. C’est sans doute la plus grande défaite de Poutine que d’avoir provoqué la renaissance farouche de la nation ukrainienne dont plus personne dans le monde n’ignore le droit à exister et la vocation démocratique. Ici le parallèle historique semble être la renaissance de la nation polonaise, au 19e siècle, aiguillonnée par la répression obtuse des tsars du Kremlin. Dans le fond, nous assistons à une poursuite du rétrécissement de l’empire russe dont la défaite est tendancielle et dont l’éclatement de l’URSS a été un avatar. Hier la Pologne, aujourd’hui l’Ukraine et probablement demain la Biélorussie et autres nationalités du Caucase et d’Asie centrale. Clausewitz écrivait que les nationalités étaient le Schwerpunkt de la Russie. C’est une notion clé de son œuvre : le Schwerpunkt est le point de faiblesse, et de fixation des faiblesses, par lequel n’importe quelle puissance peut perdre et parfois périr.

Poutine, et lui seul, a mis la Russie sur la pente fatale. Le système des événements est en marche et ne s’arrêtera pas. Il est parfois difficile de percevoir un sens à l’histoire derrière la confusion des événements et le brouillard médiatique. Il y a pourtant un sens assez clair : à la fin ce sont les démocraties qui gagnent.

 


[1] Quelques jours avant l’invasion, Poutine fanfaronnait « que ça te plaise ou non ma jolie il va falloir supporter ».

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