Ukraine, extension du domaine de la conflictualité

La guerre en Ukraine déclenchée par la Russie en 2014 et généralisée à partir de 2022 se poursuit, désormais mue par une même dynamique : toute résistance ou contre-attaque de l’Ukraine entraîne une escalade par la Russie. Le niveau de conflictualité croit régulièrement.

Côté russe, la dynamique est alimentée par l’incapacité du pouvoir poutinien à tolérer l’indépendance, la souveraineté et toute forme d’identité nationale de l’Ukraine. L’acharnement récente sur le patrimoine historique d'Odessa, comme un peu plus tôt celui de Lviv, sans aucune valeur militaire, en est une nouvelle illustration. Il s’agit là d’un ressort de conflictualité extrêmement profond dont on voit mal quel compromis pourrait l’arrêter. Plus prosaïquement, la dynamique est entretenue par la loi d’airain qui veut qu’un pouvoir autoritaire qui perd la guerre, perde aussi le pouvoir ; mécanique aggravée par le fait qu’en « Russie, on ne peut pas perdre le pouvoir sans perdre la vie » comme aimait à le rappeler le regretté Alain Besançon (1932-2023). Poutine ne peut plus perdre la guerre sauf à tout perdre. Cette situation n’est pas le fait des Occidentaux – qu’on sait plutôt enclins aux concessions – mais du piège dans lequel il s’est lui-même enfermé.

Côté ukrainien, la guerre de Poutine est une menace existentielle. L’indépendance et la souveraineté de la nation ukrainienne ne sont dès lors plus négociables. Les crimes de guerre et les perspectives laissées par Poutine (quel sort pour les « nazis » ukrainiens ?) réduisent encore les options pour terminer le conflit. Désormais, seule une victoire est envisageable. On n’en connaît pas les termes exacts mais on peut imaginer que la libération à peu près complète du territoire ukrainien internationalement reconnu, le paiement de réparations substantielles et l’absence d’obstacle à des conditions de sécurité drastiques seront exigés de la Russie. Inutile de dire que ce scénario n’entre pas dans le domaine du possible pour Poutine.

Pour l’instant, les Occidentaux se retranchent derrière les buts de guerre ukrainiens qu’ils jugent les seuls légitimes, position qui laisse libre cours à la dynamique évoquée plus haut. La régulation se fait par des livraisons d’armes savamment dosées, loin d’être négligeables mais prudentes sur les moyens offensifs transférés à l’Ukraine. Le sommet de l’OTAN à Vilnius n’a pas non plus été dénué d’ambiguïtés. La plus visible fut de ne pas décider l’adhésion de l’Ukraine, ce qui peut vouloir dire que le sujet reste sur la table d’une future négociation. Cela dit, à Vilnius comme dans d’autres instances, c’est un engagement occidental indéfectible en faveur de la souveraineté et de l’intégrité de la nation ukrainienne, et les conditions pour une résilience systémique, qui se dessinent. A ce stade l’Europe reste remarquablement unie, plus ou moins l’irritant bémol hongrois. Elle a, dans la foulée de Vilnius, annoncé un support financier à l’Ukraine sur le long terme. La politique française est désormais sur la ligne de l’aggiornamento effectué par Macron, en forme de triptyque : pas d’obstacle à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, reprise de la politique d’élargissement de l’UE pour contrer l’influence russe, condamnation univoque de l’agression poutinienne.

 

Face à une dynamique de conflictualité croissante, on peut prévoir que le niveau de conflictualité en Ukraine va … continuer à croître. La question est : dans quelles directions ? Là on doit spéculer à partir des signaux plus ou moins explicites des différents acteurs mais force est de constater que beaucoup conduisent à de nouvelles échelles de conflictualité. Logique qui se comprend parfaitement si l’on adopte le point de vue russe puisque que chaque tension supplémentaire est une possible monnaie d’échange.

Récemment, le président russe a agité le spectre d’une révision par la force des frontières orientales de la Pologne issues de 1945 déclenchée par Varsovie contre… l’Ukraine. L’hypothèse parait absurde aux Européens que nous sommes – abstraction faite, là encore, de la Hongrie – pour qui l’intangibilité des frontières (aucune modification, pas même par le droit) est article de foi et même de loi entre les Etats membres. La provocation de Poutine est à inscrire dans un mouvement plus vaste qui englobe les gesticulations de Wagner à la frontière et le stationnement d’armes nucléaires sur le sol biélorusse. L’intérêt immédiat serait de pouvoir accuser la Pologne en cas de dérapage mais, ici, la tension sous-jacente est beaucoup plus profonde puisque le but ultime de Moscou est de réunir la Biélorussie à la Russie, perspective insupportable pour la Pologne qui dans le même temps effectue un colossal effort de réarmement (4% du PIB) dont on commence à se demander à quoi il va servir. Tout à sa logique d’escalade, Poutine entretient la tension avec la Pologne dont le rôle est depuis longtemps instrumental dans le durcissement de la stratégie occidentale vis-à-vis de Moscou.

Le second terrain d’escalade est la mer Noire. La dénonciation de l’accord sur les céréales justifie aux yeux de Moscou de faire de toute navigation une cible potentielle, y compris dans la zone d’exclusivité bulgare que Moscou s’est arrogée ; choix judicieux de son point de vue puisque la Bulgarie est le pays de l’UE ou les soutiens à la Russie sont le mieux établis. C’est de facto un blocus, un jeu dangereux mais probablement gérable. Le point ultime de déflagration en mer Noire est le sort de Sébastopol et la survie de la flotte russe dont le ministre ukrainien de la défense commence à dire qu’elle est peu probable. Un telle défaite serait cataclysmique pour la Russie, un recul de plusieurs siècles. Le cas échéant, on peut prévoir une escalade majeure.

Le troisième terrain d’expansion de la conflictualité est la contre-offensive ukrainienne. Lentement mais surement, les forces de Kiev avancent et sapent la logistique des forces russes et on voit mal comment celles-ci pourront éviter une percée majeure sur un point de leur dispositif. Perspective gérable pour la Russie (plus que d’être privée de Sébastopol) mais intolérable pour le sort personnel de Poutine. Il y aura donc de nouveau escalade ce qui, compte tenu des limites désormais avérées des forces conventionnelles russes, pointent vers le nucléaire tactique ou une attaque chimique.

 

La dynamique de la guerre menée par la Russie en Ukraine est angoissante et désastreuse. La tentation est dès lors de l’arrêter à tout prix en évoquant le retour à la paix comme on l’entend souvent, y compris au sein des élites françaises. A ce stade, parler de paix est fallacieux. La paix est beaucoup plus que la fin des combats. Elle signifie réorganiser le système en profondeur et trouver les voies et moyens pour surmonter durablement l’hostilité entre les acteurs. Au-delà de la résolution de la guerre chaude elle met en œuvre des mécanismes, acceptés de tous, pour régler les conflits inhérents à un système interétatique et compétitif. Les exemples sont plutôt rares (Westphalie, l’Europe occidentale après 1945, la Pax Americana dans le Pacifique après la défaite du Japon impérial). Etant donné le niveau de conflictualité imposé par Poutine, à l’Ukraine et à l’Occident, on ne voit pas quelle paix est possible avec le régime actuel. On pourrait, au prix de concessions elles-mêmes très problématiques, viser une cessation des hostilités mais l’équilibre serait bancal. On aurait un certain calme mais certainement pas la paix, plus certainement un équilibre de la terreur, antichambre d’un nouveau conflit.

Toute guerre nourrit une logique de dissémination de l’hostilité, faisant de toute interaction entre les acteurs une occasion de conflit et d’escalade. La guerre en Ukraine dépasse désormais beaucoup d’autres par sa profondeur et sa complexité. Il est probable qu’elle déterminera l’avenir du continent européen. Se positionner dans l’imbrication des conflictualités peut être difficile, il faut une boussole. La disparition de Milan Kundera a été largement saluée et beaucoup ont noté à quel point son œuvre était prophétique[1]. Son combat pour la vie contre le mensonge, suffirait à lui seul à servir de boussole.

 


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/19/paul-berman-le-plus-gran...

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