Wagner, grand révélateur des dynamiques de la guerre en Ukraine

L’épopée wagnérienne fait l’objet de nombreux commentaires et analyses qui convergent pour dire l’humiliation de Poutine et la fragilité d’un pouvoir russe bâti sur une série d’allégeances personnelles plus ou moins douteuses. L’aventure de Wagner pointe aussi vers la défaite russe dont on pense depuis le début qu’elle est tendancielle ; c’est-à-dire, un, que la guerre pousse le pouvoir et la société russes dans des contradictions qui seront à terme insurmontables et, deux, que la confrontation avec la base industrielle et technologique occidentale ne peut être que défavorable à Moscou.

Ces lectures sont centrées sur le « haut » des événements, sur un duel entre chefs et les décisions gouvernementales. Mais le sort d’une guerre se joue aussi, beaucoup, au niveau infra, celui des combattants et de l’arrière, domaines sur lesquels l’aventure de Wagner a furtivement levé un voile. En dépit de son parfait cynisme et d’un culte pathologique de la violence (souvenons-nous des exécutions à la masse), Prigojine n’a cessé de dénoncer l’incurie de la hiérarchie militaire russe et les sacrifices absurdes imposés à la troupe. De vidéos en diatribes, il a donné à voir l’horreur de l’expérience combattante de la guerre russe en Ukraine. En creux, des acclamations à la passivité des autorités locales, les réactions spontanées lors de la marche sur Moscou semblent indiquer une défiance latente face à cette guerre et ses pratiques et une gigantesque démobilisation de la société russe, démobilisation qui en retour accentue l’impression de fébrilité donnée par Poutine. Or le cœur des grandes guerres étatiques comme celle de l’Ukraine se joue là, dans la relation complexe entre la société, à commencer par les soldats, et l’Etat qui décide et sacrifie. Dans le même temps, on voit l’Ukraine faire le chemin inverse de la Russie en termes de construction nationale.

Pour la suite, on peut spéculer sur le sort de Prigojine et des troupes qui lui resteront fidèles mais il faut se souvenir qu’il s’agit de mercenaires dont la fidélité est par essence fluctuante et que cette fluidité risque de s’approfondir quand il faudra sauver sa peau face aux sbires de Poutine ce qui ne manquera pas d’arriver. Se pose aussi la question de Loukachenko qui hérite sur son sol d’un acteur armé et incontrôlable dans un contexte déjà très instable. Il sera tentant pour Poutine de mettre définitivement la main sur la Biélorussie au motif de la protéger de Wagner, évolution qui étendrait considérablement la confrontation en cours (réaction de la Pologne et de l’opposition en exil ?).

Enfin, l’épopée wagnérienne réduit la capacité de Poutine à exercer le seul pouvoir auquel il croit, la peur et donc les options dont il dispose. Par un effet mécanique, l’option nucléaire et d’autres options dévastatrices sont réévaluées. Le sabotage du barrage de Kakhovka a libéré une énergie colossale (huit milliards de mètres cubes d’eau !), probablement comparable à celle d’une explosion nucléaire tactique, et prouvé une fois encore qu’il n’y a aucun tabou du côté du Kremlin. Le renseignement ukrainien pense que l’armée russe prépare un « accident » radioactif à Zaporija et certains analystes redoutent une attaque chimique d’ampleur, évidemment imputée à l’Ukraine par la propagande, pour sidérer les opinions occidentales[1].

L’épopée de Prigojine pousse les logiques à l’œuvre de la guerre en Ukraine plus qu’elle en change sa nature. L’Ukraine – et nous avec – est face à un acteur dont la dangerosité croit avec sa faiblesse et qui, comme tous les faibles, ne parle que le langage de la force et de la surenchère ...jusqu’à ce qu’on l’arrête.

 


[1] Voir Guillaume Ancel, https://nepassubir.fr/2023/06/18/loperation-de-liberation-de-lukraine-ne...

Share

Ajouter un commentaire