Le libéralisme et les passions destructrices

Pour Jean-Pierre Dupuy, ingénieur et philosophe, professeur à Stanford, invité du cycle « l’Ethique du Libéralisme » de notre ami Bernard Esambert au sein de la fondation Ethique et Economie, l’économie joue le même rôle que le sacré vis-à-vis de la violence.

Le « cas Trump » (ce pourrait être un « cas clinique ») illustre bien, selon le philosophe, ce qu’il faut entendre par « passions destructrices ». Jean-Pierre Dupuy pourfend l’idée d’un Trump narcissique et égocentrique jusqu’à la caricature. Selon lui « l’égo de Trump est vide ». C’est pourquoi il a absolument besoin de l’admiration, de l’attention, de l’amour des autres pour se remplir. Le signe de rejet le plus dérisoire devient alors une humiliation intolérable.
Humiliation, ressentiment, esprit de vengeance : ce trio infernal est le monde de Trump, mais c’est aussi le monde de ceux qui ont voté pour lui, pauvres blancs de la Rust Belt et des régions rurales. Jean-Pierre Dupuy fait également l’hypothèse que l’Amérique qui a voté Trump a exprimé sa rancœur vis-à-vis des victimes supposées (femmes, mexicains, musulmans, handicapés moteurs, etc.) sacralisées par le « politiquement correct ».

Jean-Pierre Dupuy fixe l’origine du libéralisme économique à la « Fable des abeilles » de Bernard de Mandeville, médecin d’origine française vivant à Londres, fable dont Adam Smith aurait tiré la morale : ce sont les vices privés qui maximisent l’intérêt général. L’économie avait, en effet, besoin de s’affranchir de la morale chrétienne et de prouver qu’elle était porteuse de sa propre morale. C’est ce que raconte l’intrigue : des abeilles vivaient dans une ruche, parfaitement heureuses car actives, industrieuses, travailleuses et donc prospères, mues qu’elles étaient par ces « vices privés » que sont l’envie, la rivalité, l’esprit de concurrence, le désir de dépasser les autres, etc. Survient un pasteur anglican qui prêche les vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité, ainsi que les vertus cardinales : la prudence, la tempérance, la force d’âme et la justice. Les abeilles se laissent convaincre, elles cessent de travailler, la ruche périclite, les ressources se font rares, ce qui déclenche les passions destructrices et précipite la chute de la ruche.
L’économie « contient » les passions destructrices aux deux sens du terme : elle les porte en elle mais elle y fait également barrage.

Jean-Pierre Dupuy évoque ensuite le rapport de l’économie à la violence, rappelant les 2 théories qui s’affrontent depuis toujours : l’économie c’est la violence, il n’y a pas de meilleur remède à la violence que le marché.
L’économie, c’est la violence avec l’exploitation des plus faibles, la volonté de maîtrise du monde, la destruction de la nature, la corruption. Mais l’économie, comprise comme la poursuite privée du plus grand bien matériel, est également un remède aux passions qui poussent les hommes à la démesure, à la discorde et à la destruction mutuelle.
L’économie « contiendrait » donc la violence, au double sens du terme « contenir » ?

Mais, poursuit le philosophe en citant Adam Smith (Théorie des sentiments moraux, ouvrage bien antérieur à celui qui a fait sa réputation : l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations), « l’économie ne serait-elle pas un « mensonge à soi-même » ? Si nous courons après la richesse matérielle, forcément finie, sans jamais en être rassasiés, n’est-ce pas parce que nous recherchons autre chose qui, lui, n’a pas de finitude : le désir d’être reconnu, admiré ? Car la richesse attire sur celui qui la possède le regard de convoitise des autres.
L’économie, c’est finalement un jeu de dupes, un théâtre dans lequel chacun est à la fois dupe et complice de la duperie. « Puisque l’économie (réalisée) est un immense mensonge à soi-même, on ne s’étonne pas que l’économie (comme théorie) participe pleinement de cette duperie généralisée. »

L’une des dimensions essentielles de l’éthique, poursuit Jean-Pierre Dupuy, est la justice et, puisqu’il s’agit d’économie, la justice distributive, aussi appelée justice sociale. Or, contrairement aux idées reçues, ce n’est pas le socialisme mais le libéralisme qui a produit le plus de théories sur ce concept.
Le philosophe rappelle deux théories libérales aux deux extrémités du spectre libéral politique.
John Rawls (1921-2002), philosophe américain, énonce les 2 lois suivantes :

  • Les parts du « gâteau social » n’ont pas à être calculées en proportion du mérite de chacun.
  • Les chances de mener une vie pleine ou médiocre dépendent des institutions de base de la société, certes, mais aussi de la loterie naturelle et de la contingence des circonstances sociales de la naissance. Or celles-ci sont arbitraires d’un point de vue moral, aucun mérite ne s’y attache. Nul ne mérite ses talents et ses capacités.

Il s’agit donc d’une position anti-méritocratique. On rémunérera les talents et les efforts, mais ce non pas pour des raisons morales, comme ce serait le cas en méritocratie, mais comme moyen efficace d’atteindre une fin morale : accroître le bien-être des plus malheureux.
Pour Friedrich Hayek (1899-1992), économiste de l’école autrichienne, les politiques dites « sociales » ne peuvent qu’être aveugles, car on ne dicte pas à un ordre social spontané les résultats qu’il doit atteindre. Il n’y a pas de régulation concevable qui ignore l’autorégulation spontanée du marché. Car il existe des « externalités ». Ce ne sont donc pas seulement le mérite ou la valeur morale qui peuvent être aveuglément sanctionnés par le marché ; ce sont aussi l’effort, le talent, l’habileté, les choix stratégiques réfléchis : nulle récompense n’est garantie face aux aléas et à la contingence de la vie sociale.

En conclusion : pour les philosophies libérales, il ne s’agit pas de faire que le bien l’emporte sur le mal, puisque le bien est contaminé par le mal. Les plus subtiles d’entre elles perçoivent une propriété du mal dont on ne trouve l’équivalent, du moins dans le monde occidental, que dans les Evangiles : Satan est capable de faire échec à Satan. Ce libéralisme comprend que le mal – les « passions destructrices » – peut parfois se contenir lui-même en s’auto-dépassant.

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