Islam et valeurs républicaines : comment apaiser les tensions ?

Date de la venue de l'invité: 
Mercredi, 21 avril, 2021
Ghaleb Bencheikh (extraits)

« L'Islam est en crise ». C'est ainsi que Ghaleb Bencheikh introduit le débat organisé par le Club des Vigilants le 21 avril 2021.
Président de la Fondation de l'Islam de France, président de la branche française de la Conférence Mondiale des Religions pour la paix, Ghaleb Bencheikh nous parle en toute franchise et fait preuve d'une grande érudition non seulement à propos de l'histoire de sa religion, mais également de celle des autres religions monothéistes.
Il nous rappelle l'apogée civilisationnelle de l'Islam jusqu'au XVe siècle suivie d'une profonde léthargie et d'un réveil douloureux au début du XXè siècle avec l'expansion du wahhabisme, des Frères musulmans et la révolution de Khomeiny, qui, dit-il, ont enfermé l'Islam « dans une sorte de marasme et d'indigence intellectuelle avec des clôtures dogmatiques, des enfermements doctrinaux, une pensée magique ». La question qui reste posée à l'Islam est celle de l'autonomisation du champ du savoir par rapport à celui de la religion. « On est passé de Bossuet à Voltaire en 35 ans. Ce passage du tout théologique vers le tout philosophique tarde à venir dans l'Islam, avec même des régressions » explique Ghaleb Bencheikh, rappelant les noms des principaux savants et philosophes musulmans qui, en leur temps, ont fait grandement progresser les sciences et la réflexion philosophique et métaphysique, mais qui sont largement méconnus en France car leurs œuvres ne sont pas traduites  : Alkindus, Rhazès, Alpharabius, Avicenne, Averroes, Ibn Arabi (surnommé Doctor Maximus par ses concitoyens)...

Pour lui, « ce qui a été possible à un moment donné de l'histoire sera possible un jour ». La Fondation de l'Islam de France s'emploie à traduire en français les travaux considérables d'islamologues, de théologiens, d'intellectuels, de philosophes anciens ou récents pour accompagner l'héritage des Lumières dans l'espoir que le « ruissellement des idées arrive notamment auprès de cette jeunesse qui n'a que 300 mots pour s'exprimer ».
Ghaleb Bencheikh constate que la société française est travaillée par de forts courants de sécularisation depuis plus d'un siècle, qu'elle est donc heurtée par ce retour du religieux dans sa coloration islamique, mais que, à l'instar des querelles qui ont entouré le vote de la loi de 1905, ce serait une grave erreur de « bouffer de l'imam » comme on a « bouffé du curé », car faire de l'athéisme une religion est un obstacle pour une relation pacifiée à l'islam.

L'analyse des tensions actuelles est, selon lui, multifactorielle : sociale, politique, géostratégique, psychanalytique (absence du père), millénariste, théologique, culturelle et médiatique.
Il en développera quatre.

Le facteur social. Traditionnellement on distingue trois catégories de citoyens : une élite, une classe moyenne et une classe populaire. Or, parmi les musulmans de France, il n'y a que très peu d'élites (en dehors de ceux dont il dit qu' « on leur baise la main car elle sauve le marché des yearlings à Deauville »). La grande majorité se trouve « prolétarisée, ghettoisée, et, surtout, dés-islamisée, victime d'une islamisation de néophytes ».
A destination de ceux-là, Ghaleb Bencheikh prescrit ce qu'il appelle un « discours alternatif » , rejoignant en cela le « contre-discours » promu par le Club des Vigilants.
Il rappelle une évidence : « les idées fanatiques sont comme des clous : plus on tape dessus plus elle rentrent ». Il ne faut donc pas les prendre de face, mais développer ce qu'il appelle une « propédeutique, un travail de désengagement », sur des considérations religieuses. Ce travail se fait, par exemple dans les prisons, via des médiateurs. C'est également la mission de l'université populaire itinérante de la Fondation qu'il préside : « nous allons de quartier en quartier, nous descendons dans la fosse aux lions pour discuter idée par idée sur des bases religieuses ». C'est un travail de longue haleine mais Ghaleb Bencheikh pense que des progrès ont déjà été accomplis.

Le facteur théologique : la pensée théologique islamique est en crise. Elle souffre d'un scotome (ou point aveugle) sur les libertés fondamentales : liberté de conscience, égalité ontologique, altérité (notamment homme/femme, mais aussi confessionnelle), désacralisation de la violence, autonomisation du champ du savoir et de la connaissance par rapport à celui de la croyance : « si c'est dans le Coran on l'accepte, si ce n'est pas dans le Coran on le refuse ».
Le renouvellement de la pensée islamique et un chantier titanesque, dit-il. Mais « même si le tissu social et le climat global ne poussent pas à ce que les idées progressistes émergent, nous n'abdiquerons pas ».
Et, ajoute-t-il : « on ne jauge le degré d'avancée éthique d'une société qu'à l'aune de l'épanouissement de la femme ».

Le facteur culturel. A propos de la laïcité, et singulièrement de son enseignement à l'école, Ghaleb Bencheikh fait un long développement sur le respect dû au maître : « Les imams, les prédicateurs, les aumôniers, les recteurs de mosquée et les familles doivent expliquer quelque chose de central dans l'islam : le respect du maître ». Pour lui, c'est clair, la relation maître/élève est asymétrique et descendante : le maître enseigne et l'élève doit lui faire confiance. Pour cela, notre corps enseignant doit être formé à la laïcité, ce qui est loin d'être le cas.
Pour autant, la laïcité n'est pas un concept autosuffisant. Il déplore qu'on éprouve le besoin de lui accoler des étiquettes : « parler d'une laïcité inclusive, positive, ouverte, intelligente sous-entend qu'il y a des antonymes ».
Selon lui, la laïcité n'est pas une valeur, c'est un principe juridique qui doit s'appliquer. « Ce n'est pas la religion de ceux qui n'ont pas de religion, ce n'est pas l'anti-religion, ce n'est pas une doctrine qui rivalise avec les autres doctrines. C'est la liberté de croire, de ne pas croire, de changer de croyance. C'est la loi qui garantit le libre exercice de la foi. La loi prime la foi ». C'est le génie du professeur de faire comprendre cela aux élèves. C'est un énorme travail d'éducation à faire dans les écoles, mais aussi dans les familles, aux alentours des mosquées, dans tous les lieux de débat.
Ghaleb Bencheikh s'insurge contre les imams « détachés», présents dans environ un tiers des 2623 mosquées. Selon lui ils posent déjà problème dans leur pays d'origine (Turquie, Maroc, ...) et, a forriori, quand ils pensent que la société française est dissolue, dépravée.

Le facteur médiatique. Il faut apaiser les discours, « en finir avec le débat oiseux sur le voile, la mixité sociale, etc., les aborder avec distanciation, hauteur de vue, maîtrise du vocabulaire. La charia n'est pas une loi de coupeur de main. La charia est un apax, c'est à dire un mot qui n'apparaît qu'une seule fois dans le corpus coranique dans le sens d'ordre, pas dans celui de loi ». Jusqu'au XIXe siècle on n'appliquait pas la charia. Soliman, dit en occident « le Magnifique », était appelé « le Législateur » en orient. Il légiférait et n'appliquait pas la charia.
Il faut maîtriser le vocabulaire. Ainsi il serait préférable de parler de gaucho-islamisme, pour évoquer la possible collusion entre les thèses d'extrême gauche et l'islamisme radical, plutôt que d'islamo-gauchisme brandi à toute occasion et qui tend à ostraciser l'Islam tout entier.
Il faut surtout ne pas envenimer le débat : sortir de la « tenaille identitaire » ; celle de la mâchoire de l'islamisme radical qui se rapproche de celle du triomphe d'une vision extrême de l'identité.

Comment Ghaleb bencheikh voit-il la sortie de crise ? En quatre temps.

1er temps : il faut une riposte sécuritaire des forces de l'ordre et de renseignement. Elle est nécessaire : la République doit se défendre contre ceux qui l'attaquent et cherchent à la déstabiliser, voire la détruire.

2ème temps : élaborer et propager un  « discours alternatif  pour dirimer le projet de société voulu par les salafistes, les fondamentalistes. L'arsenal juridique n'est pas suffisant. Il faut une réponse idéologique. Il faut assécher le terreau sur lequel prospère l'idéologie djihadiste ».

3ème temps : il faut des ripostes éducatives et culturelles, ouvrir la communauté musulmane sur le monde, les humanités, conjuguer un humanisme d'expression arabe, effacé des mémoires et souvent même insoupçonné, et l'humanisme hérité des Lumières : la littérature, la musique... Ghaleb Bencheikh l'affirme sans détour : « Il faut cesser de construire des mosquées : nous avons besoin d'écoles, d'universités, d'instituts culturels, d'écoles de musique. Pour préparer les citoyens. Que l'argent des fidèles aille dans d'autres champs d'investissement de la préparation de la jeunesse notamment musulmane ».

4ème temps : celui de la République qui nourrit instruit et protège tous ses enfants.
Ghaleb Bencheikh le répète à plusieurs reprises : « les musulmans de France, à commencer par les hiérarques, doivent se montrer à la hauteur et faire en sorte que les familles éduquent leurs enfants dans l'amour de la patrie. Ils n'en ont pas d'autre ».
Il rajoute : « Je rêve du lever du drapeau dans les établissements scolaires », ajoutant que l'hymne national a aussi son importance. Quand il était responsable d'établissement d'enseignement et de campus, il tenait à ce qu'ils soient pavoisés.

A une question portant sur Coran potentiel concurrent du code civil, Ghaleb Bencheikh répond clairement que ce n'est en aucune manière le cas. Il rappelle que sur les 6236 versets coraniques, seuls 150 à 200 seraient d'ordre prescriptif. Que ces versets ont été rédigés, du temps du Prophète, pour faire passer la société arabe de l'état tribal à une confédération de croyants.
Ainsi par exemple de la question de l'héritage. A cette époque, la fille était réifiée (« chosifiée »), elle faisait partie des biens dont les hommes de la famille héritaient. Lui attribuer une demi-part était révolutionnaire. S'y tenir aujourd'hui est un non-sens total. L'héritage se règle devant un notaire qui doit appliquer la loi républicaine.
La tradition religieuse islamique se veut continuatrice de l’Évangile et de la Torah. Nulle part dans le Coran il n'y a un mot sur la manière de gérer la cité. Et Ghaleb Bencheikh de citer plusieurs versets éclairants. Ainsi le verset 59 de la sourate 4 énonce clairement « oh vous qui avez cru obéissez à Dieu, au Prophète et aux détenteurs de l'ordre parmi vous ». Le Prophète n'a pas laissé de directive sur sa succession. Ghaleb Bencheikh rappelle que c'est le modèle de gouvernance byzantin (celui du Basileus) qui a été adopté par les arabes musulmans après la mort du Prophète et que la charia ne s'appliquera progressivement que bien plus tard.

A une question sur le devoir de patriotisme, Ghaleb Bencheikh explique que, dans la tradition religieuse islamique, il y a cet aphorisme : « l'amour de la patrie est une marque de foi ».
Il rappelle à juste titre que nos concitoyens musulmans ont largement payé le prix du sang : dans la nécropole de Douaumont, il y a davantage de tombes portant le prénom Mohamed (1700) que Martin (600) ou Mathieu (300) et, sur les 83 victimes de l'attentat de Nice, 33 étaient musulmanes.

Il faut comprendre une chose, nous dit-il en forme de conclusion : notre identité française repose sur une roche mère qui se trouve être chrétienne. C'est une réalité (toponymie des lieux, cathédrales). Il y eut également un apport de la composante juive (familles Ben Tebboune, famille Rachi, grand rabbin de Troyes). Mais il ne faut pas minimiser l'apport de l'élément islamique ancien (toponymie du sud de la France : Ramatuelle, Perpignan, …) puis, à partir du 2nd Empire, de plus en plus présent. Il faut également regarder objectivement la séquence de la décolonisation, aborder toutes ces questions d'une manière sereine, dans une volonté de construire un avenir commun. « Notre nation est en devenir et elle aura un avenir. C'est notre responsabilité à tous ».

Ces propos détonnent dans le débat actuel polarisé par le voile, les menus hallal et autres revendications identitaires. Ils donnent à espérer que, même si la route est encore longue, un « islam français », respectueux de nos valeurs républicaines, finira par s'imposer.

Ghaleb Bencheikh (intégrale)
Share

Ajouter un commentaire