Auteurs avec Jérôme Bondu de « La plus grande révolution de toute l’histoire de l’humanité », Anne Beaufumé et Jérôme Coutou ont introduit la Matinale en insistant sur la difficulté croissante qu’ils constatent autour d’eux d’appréhender la masse des bouleversements technologiques auxquels on assite depuis une vingtaine d’années. Il gravite autour de nous une masse inouïe d’informations, impossibles à « digérer » dans leur globalité. La complexité et l’incertitude dominent. Ils engendrent du doute, de l’anxiété même, avec le sentiment d’être un peu dépassé par ces révolutions concomitantes, qui se nourrissent les unes les autres. Le mot « infobésité » est presque entré dans le langage courant. Certains parlent de « fatigue informationnelle » [i]. On voit croître encore la méfiance à l’égard du politique, l’abstention ne cesse de progresser…
Bref, le monde a rarement autant bougé, et bouge peut-être trop vite pour bon nombre d’entre nous…
Le sentiment des auteurs est que le formidable mouvement d’émancipation des individus qui avait marqué les évolutions socioculturelles du XXe et avait été considérablement alimenté par les nouvelles technologie d’information et de communication est peut-être en train de se voir menacé par les technologies qui émergent. L’idéal de liberté qui animait les pionniers d'internet, avec une explosion des échanges et une garantie de transparence, se retourne et la promesse d'émancipation qu'elle portait semble fonctionner désormais à rebours.
En écrivant ce livre, les auteurs visent à apporter une information claire sur ces mutations, leur mode opératoire, les opportunités et aussi les menaces qu'elles recèlent pour permettre à tout un chacun s'y repérer et d'exercer sa vigilance en toute lucidité.
Quelques exemples éclairants de ce point de vue :
- Les conséquences de l’explosion de l’IA sont difficiles à appréhender. Google nous promet qu’à horizon 2100, une « IA forte » se substituera totalement à l’intelligence humaine…
- La révolution de la perception est en cours. Les Google glass finiront par s’imposer, nous mettant sous les yeux une nuée d’informations qu’ils ne captent pas par eux-mêmes. Les métavers vont créer des univers autonomes qui permettront de vivre simultanément plusieurs vies.
- L’utilisation de l’infinité de traces numériques que nous laissons constamment (paiements, recherches d’informations, photographies, réseaux sociaux), couplée à la géolocalisation, peuvent aboutir à l’instauration d’un système de surveillance généralisée et permanent. La Chine a déjà mis en place un scoring social, permettant d’ouvrir ou de fermer des services, même fondamentaux, selon les déviations observées par rapport à une norme sociale. Elle permet de stratifier la société entre plusieurs catégories de citoyens ne jouissant pas des mêmes droits.
L’ambition du livre est de clarifier ces enjeux, en prenant en compte leurs interactions technologiques, sociologiques, économiques, géopolitiques pour permettre au citoyen d’éviter le plus possible les écueils et les pièges et au collectif d’imposer des règles du jeu aux acteurs très puissants qui le dominent.
Après cette présentation destinée à éclairer sur l’esprit du livre, voici quelques-uns des échanges en mode « questions-réponses » qui semblent intéressants à retracer.
Cette introduction peut paraitre très pessimiste. Le numérique reste fidèle à sa promesse d’origine : l’accès à la culture et au savoir universel. Ce n’est pas l’outil qu’il faut mettre en cause, mais l’incapacité de s’en servir utilement par manque d’éducation numérique.
Il ne faut pas avoir une vision trop irénique d’internet comme clé d’accès à la culture : 25 % des requêtes concernent des sites pornographiques et 15 % Tik Tok. L’essentiel du temps passé sur les portables consiste à jouer ou réagir à chaud sur les réseaux sociaux.
Loin des auteurs cependant de sous-estimer les capacités d’internet à améliorer la vie et trouver des solutions nouvelles. Le livre les évoque : santé (thérapie génique, par exemple), lutte contre le réchauffement climatique, énergie renouvelable à l’infini (fusion nucléaire).
L’opinion a mis beaucoup de temps à prendre conscience du réchauffement climatique. Qu’en sera-t-il pour ces nouveaux dangers ?
Les opérateurs d’internet ont une puissance de frappe considérable et peuvent facilement mettre les internautes devant le fait accompli. Le contrôle social est arrivé très vite en Chine. Nous pouvons en effet nous trouver englués dans des évolutions que nous n’avons pas vu venir.
Le pouvoir des opérateurs tient essentiellement de l’interface homme/machine dont ils ont la maîtrise. Peut-on leur échapper ?
La technologie est l’instrument de la puissance. La capitalisation d’Apple est supérieure à celle de l’ensemble du CAC40. Il y a un lien entre la puissance technologique et la puissance militaire. Elle se nourrissent l’une de l’autre : les budgets militaires augmentent partout dans le monde mais les USA restent dominants.
L’interface homme/machine va prendre un nouveau cours avec Elon Musk qui investit énormément dans l’interface entre les neurones et le silicium (Neuralink) qui peut présenter des implications médicales considérables.
Quel peut-être le rôle et la responsabilité des Etats pour imposer des arbitrages ?
Les Etats Unis restent la première économie du monde, sans doute pour peu de temps et la première armée du monde pour plus longtemps. Le rôle des Etats est fonction de leur puissance. Les GAFAM trouvent des arrangements avec l’Etat fédéral. La toute-puissance des États-Unis sur leurs alliés occidentaux s’est encore renforcée avec la guerre d’Ukraine, l’Allemagne va fortement investir dans son armée, mais son armement sera exclusivement américain.
L’Education est fondamentale pour savoir se défendre : comment mobiliser l’Education nationale sur ces enjeux ?
La révolution internet a été dommageable pour l’éducation. Elle a contribué à la baisse historique de la capacité d’attention, limitée désormais à 8 secondes en moyenne. Comment apprendre sans mobiliser son attention ?
L’essentiel du temps passé sur les portables consiste à jouer ou réagir à chaud sur les réseaux sociaux, pour une utilité finale dérisoire.
Quelles évolutions peut-on prévoir pour les métavers ? Fourniront-ils une alternative lorsque la planète sera inhabitable ?
Les métavers ne sont pas seulement des jeux permettant de s’évader dans une réalité virtuelle. Ils permettent d’organiser des réunions à distance où l’on côtoie les autres participants et où en est en interaction complète avec eux (contrairement aux réunions Zoom qui permettent de faire autre chose en même temps à l’insu des autres participants). La capacité de concentration s’en trouve augmentée. Il a été mesuré que l’apprentissage en milieu immersif est quatre fois plus rapide. Les métavers constitueront sans doute des outils puissants d’apprentissage et d’éducation.
Attention à la perte de réalité induite par le virtuel. Dans une grande gare parisienne, on s’est rendu compte que les agents enfermés dans une salle complètement informatisée étaient incapables de faire fonctionner des trains en en sortant…
L’habitude de baigner dans un monde virtuel peut en effet faire perdre l’intuition des ordres de grandeur. On parle dans le livre de « danger d’une relation au réel pervertie ». Être assisté en permanence peut faire perdre les capacités acquises antérieurement. Le numérique peut contribuer à faire désapprendre deux compétences pourtant essentielles à sa maîtrise : lire et compter.
N’y a-t-il pas une contradiction à constater que les grands opérateurs (GAFAM, BATX) sont une partie importante du problème et aussi ceux sur lesquels on compte pour trouver des solutions ?
Le livre ne donne certainement pas de blanc-seing aux grands opérateurs ! L’enjeu est de leur faire accepter des arbitrages par d’autres intervenants. Pas simple…
[i] « Les Français et la fatigue informationnelle » est le titre d’une enquête publiée début septembre par la Fondation Jean-Jaurès, l’ObSoCo et Arte
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