Europe : « Et si on recommençait par la culture ? »

 A cinquante deux ans, l’auteur d’un plaidoyer vibrant pour la souveraineté européenne (Seuil) Jean-Noël Tronc, est un homme d’expérience et de convictions. Expérience militante dans les cercles rocardiens et socialistes, expérience politique comme attaché parlementaire et pilote auprès de Lionel Jospin de la politique publique de l’Internet en France pendant cinq ans, pratique des négociations internationales et européennes, expérience de l’entreprise privée et publique.

 Cette expérience irrigue l’essai de l’actuel directeur de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique-SACEM- et en fait la richesse. L’ouvrage est documenté, il combine l’anecdote personnelle et l’analyse technique (parfois très…) le développement historique et les propositions pour l’avenir, en vue de promouvoir une souveraineté numérique européenne et renforcer l’identité de l’Europe.

 La défense de l’informatique européenne et du droit d’auteur est au cœur de l’ouvrage.  Cet « européen convaincu tant par la raison que par le sentiment » longtemps « européiste fédéraliste » dresse un réquisitoire contre la Commission Européenne (mais aussi le Parlement) intoxiquée par les puissants lobbys des GAFA et une idéologie consumériste plaçant la baisse des prix à la consommation comme un objectif politique prioritaire au détriment de la politique industrielle et de l’emploi. Il en est résulté un acharnement contre les opérateurs dans le secteur des télécommunications au début des années 2000.  Le supplément de coût pour les appels passés à l’étranger (roaming) est par exemple réduit de 50% au moment où les Chinois augmentent leurs tarifs de 40%. Le consommateur européen paie les communications les moins chères du monde » et subventionne les plateformes Internet américaines » tandis que le « cimetière des espoirs technologiques européens » se peuplait de ce qui étaient nos grandes marques. Certes, les institutions européennes ne sont pas les seules responsables de cet effondrement ; les industriels ont commis des erreurs et les Etats nationaux ont rempli leurs caisses lors de l’attribution de fréquences aux opérateurs (la 3G) et la Chine est apparue.

Même aveuglement pour le financement de la création, même si in fine la bataille de la directive du droit d’auteur dans l’espace numérique semble avoir été gagnée, au moins au niveau du Parlement, grâce à l’action commune des milieux culturels, dont celle du directeur de la SACEM. La bataille a été longue et farouche. Le lobbying a été extrême : appels téléphoniques anonymes et menaces physiques, dizaines de milliers de courriers électroniques, manifestations de rue contre la « censure de l’internet » Contre ce droit d’auteur, « invention européenne » et « instrument des faibles » qui préserve le contrôle par l’auteur de son œuvre et de son utilisation y compris pour obtenir une rémunération, une coalition contre nature des libertariens et des GAFA a livré une bataille féroce. La « silicolonisation » des esprits conduit les informaticiens de la Silicon Valley à refuser toute régulation du net et la rémunération des auteurs. Cette idéologie simpliste a été exploitée par Google et autres plateformes plaidant pour « l’Internet libre et ouvert » Le militant Tronc multiplie anecdotes et exemples dans sa lutte en faveur de ce droit, limité dans le temps et géré de façon collective dans le cas de la SACEM.  Ainsi, la différence entre Mozart et Verdi, tous deux musiciens de génie, est que le premier est mort dans la misère, son mécène lui ayant coupé les vivres », tandis que Verdi « vivait, grâce à ses droits d’auteur, à l’abri des caprices des puissants »

Cette perte de souveraineté numérique par l’Europe trouve son origine dans l’ignorance de la culture lors de la création du Marché Commun en 1957. Robert Schuman avait écrit « que l’Europe doit être une communauté culturelle » mais le traité de Rome n’en dit mot. C’est seulement avec le traité de Maastricht que la Communauté européenne se dote de compétences dans le domaine de la culture. Est mis en place, faute de politique culturelle, un programme modeste (1,5 milliard d’e sur 6 ans), Europe Creative, de soutien aux secteurs créatifs et audiovisuels. Si Erasmus, créé en 1987, est un succès, la chaîne Euronews n’a pas été soutenue. Restent le drapeau, l’hymne européen, l’élection chaque année d’une capitale européenne de la culture et l’euro aux billets désincarnés. C’est peu pour impliquer les citoyens mais il est vrai que Bruxelles préfère les consommateurs. La direction générale Culture, Education, Jeunesse et Sports est une direction traditionnellement faible, surtout depuis la désignation d’un commissaire hongrois, ancien ministre de la Justice de Victor Orban.

L’ancien élève de l’Essec ne s’en tient pas aux aspects identitaires et historiques. Il valorise la dimension économique dans l’espoir d’intéresser eurocrates et gouvernements nationaux. Les industries culturelles et créatives sont le troisième employeur européen, elles ont résisté à la crise et une partie d’entre elles est en croissance. Elles attirent les jeunes, offrent des emplois peu délocalisables, contribuent à l’aménagement du territoire (Guggenheim à Bilbao). Elles exportent et contribuent au rayonnement de l’Europe, tout en étant fortement exposées à la concurrence mondiale : essor des plateformes Internet, protectionnisme (Chine) difficultés à réguler un secteur presque complètement numérisé. Toutes les créations de l’esprit sont transformables en version numérique et désormais reproductibles et diffusables à l’infini, de manière universelle et instantanée. La bataille à mener est à la fois technologique et économique.

De multiples actions pour une souveraineté numérique de l’Europe sont proposées : lutte contre les abus de positions dominantes sur Internet, nouveau traité pour le droit des auteurs, régulation des plateformes pour préserver la diversité culturelle, relance de programmes européens (bibliothèque numérique) lancement de nouveaux projets (traduction directe et verbale) Une référence au dispositif trop peu utilisé de coopération renforcée, conçu pour le domaine des compétences non exclusives, qui a abouti à plusieurs succès, comme le Parquet Financier Européen, eut été opportune.

Des propositions, à caractère plus symbolique, en vue de renforcer l’identité européenne sont énoncées à la fin de l’ouvrage. L’objectif est de donner à tous les Européens « le sentiment de l’appartenance à une même histoire, à une même civilisation » Elles sont très diverses : classes de découverte, pass culturel à l’école primaire, manuel d’histoire, renforcement de l’audiovisuel européen, Erasmus des artistes.

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