Commémorer à l’heure des réseaux sociaux

Dix des douze membres du Haut Comité aux Commémorations Nationales ont présenté leur démission à la ministre de la Culture pour protester contre le retrait de Charles Maurras du Livre des commémorations de l’année 2018 (la naissance du théoricien du nationalisme intégral en 1868). Ils affirment ne pas pouvoir travailler avec la menace permanente de la censure ou de l’autocensure. Commémoration ou célébration, la clarification faite en 2011 pour le cinquantenaire de la mort de Louis-Ferdinand Céline n’aura pas duré longtemps. A l’heure des réseaux sociaux c’était prévisible !

La décision de Françoise Nyssen n’est pas une censure qui nécessite une position forte et un vrai courage, elle semble plutôt un clic photoshop pour retoucher l’excès de sens et lisser la parole de pouvoirs publics qui s’effraient du premier tweet venu. La faiblesse politique de la démocratie est une constante disait Michel Rocard. A l’ère digitale elle s’aggrave : un gouvernement prisonnier de sa position électorale et d’une polarisation accrue de l’opinion n’a ni les moyens ni l’envie de résister aux vagues d’émotion qui se succèdent.

La ministre de la Culture envisage d’abdiquer sa responsabilité politique et évoque l’Institut pour être l’autorité responsable des commémorations. Savoureux clin d’œil pour cet académicien dont la condamnation, en 1945, par la Haute Cour de justice à la réclusion à perpétuité et à la dégradation nationale fut suivie d’une demi-mesure : l’Académie ne radia pas comme elle le fit pour d’autres, son fauteuil fut déclaré vacant jusqu’à sa mort.

Maurras était l’ennemi de la République, virulent et odieusement xénophobe et antisémite, mais sa place dans le débat public fut tout sauf anecdotique.  De Gaulle était lecteur de Maurras et de l’Action française, comme beaucoup de sa génération. Les assainissements successifs obtenus à coup de tweets aboutissent à une édulcoration de la profondeur —la tragédie— du cycle d’hyper-violence des deux guerres mondiales. On veut oublier que l’histoire est tragique et l’homme encore davantage. On se prive de s’interroger sur une contradiction dramatiquement humaine : de la violence guerrière et du fumier de la collaboration sont sortis parmi les plus grands écrivains du 20e siècle. Céline, Chardonne —déjà l’objet de tweets préventifs— ou encore Rebatet. Aucune chance d’une quelconque commémoration pour ce dernier, il est au purgatoire —l'auteur de ces lignes a été été chassé d’une librairie pour l’avoir demandé. Pour autant les Deux étendards sont un très grand roman de la littérature française. François Mitterrand fit sa propre synthèse de cette complexité, on en pense ce qu’on veut. Des Deux étendards il disait distinguer ceux qui l’avaient lu et les autres; sans doute jugeait-il la capacité à admettre l’obscurité de l’histoire et des hommes qui la font.

La commémoration affirme une visée pédagogique. Point de pédagogie sans une volonté immuable de lucidité. Refuser d’affronter Maurras, et d’autres avec lui, c’est refuser d’affronter une caractéristique intrinsèque de la vie des peuples et des nations : la pluralité dans ce qu’elle a de détestable.

A l’heure où la mondialisation brasse les peuples et provoque de multiples frottements, l’idée est contre-intuitive : ne lissons pas les aspérités ! Dans cette ère nouvelle, vivre harmonieusement signifie affirmer une forte identité, l’eau tiède n’apportera rien de bon. Les difficultés liées à la pluralité historique ont la même utilité que celles liées à la pluralité culturelle aujourd’hui : elles nous obligent à interroger ce que nous fûmes et ce que nous voulons être.

 

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Commentaires

La décision du « Haut Comité » était-elle choquante ? Oui. Dans mon esprit (et dans l’esprit de beaucoup), commémoration nationale est très proche d'hommage national. L’idée d’un hommage national à Charles Maurras me hérisse et en hérisse beaucoup.

L’inversion de cette décision est-elle une censure ? Non, car ce « Haut Comité aux Commémorations Nationales » n’a d’autre légitimité que celle que lui donne le ministre qui l’a nommé : ce n’est ni le Comité Nobel, ni l’Académie Française. Ce qu’un ministre a fait, un ministre le défait, et en porte les conséquences politiques.

Faut-il un comité « indépendant » sur cette question ? Il me semble que non, et que seule une autorité politique peut donner son onction à une commémoration nationale.

Au-delà, tout à fait d’accord sur le refus de gommer les aspérités et l’idée d’affronter Maurras. Mais le mettre sur la liste des grands hommes de la Nation n’est pas la bonne méthode.

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