Un Monde Habitable ?

Après Glasgow, les experts ont indiqué que sur la lancée actuelle la température de notre planète augmenterait en moyenne de 2,7 degrés d’ici 2100 et que l’habitabilité du monde n’est plus garantie. Certes, les experts peuvent se tromper mais constatons que depuis les années 60 leurs prévisions ont été exactes. Certes, une découverte majeure dans la prochaine décennies (énergie par fusion de l’hydrogène ?) accélérant la décarbonation n’est pas impossible mais elle est peu probable. Pour les Politiques, le comportement rationnel serait de prendre les experts au sérieux mais il n‘est pas assuré que dans une démocratie représentative cela soit possible.

Une Révolution dans l’urgence

L’enjeu, ce ne sont pas de simples adaptations : transition énergétique (plus de solaire, plus d’éoliennes, plus de rénovation thermique) et mesures dispersées, comme cela a été fait sous la présente mandature, économie circulaire, lutte contre la déforestation, réduction de l’artificialisation des sols, abandon de projets (Montagne d’or en Guyane). C’est beaucoup plus, soit une révolution, qui bouleverse les politiques et les comportements individuels et collectifs. La brièveté des délais, quelques dizaines d’années, donne à l’opération son caractère révolutionnaire. A partir d’un objectif unique, garantir l’habitabilité du monde, notre organisation collective, nos politiques et nos modes de vie doivent changer. Est-ce possible, est-ce faisable ?

Des outils pour la piloter

Commençons par nous doter d’outils intellectuels, même imparfaits, pour éclairer cette révolution : prospective, scénarios, planification. Soyons modestes, les incertitudes resteront considérables. Si la cible est claire (la suppression des émanations de CO2 et autres gaz toxiques), dans beaucoup de cas nous ne connaissons ni les moyens les plus efficaces ni les innovations qui vont surgir au cours des prochaines décennies. Le risque de s’enfermer dans des schémas rigides est réel, des erreurs seront commises et une grande agilité sera nécessaire. Le risque de confondre gadgets sympathiques (trottinette, marche à pied) et changements significatifs est visible.

Une combinaison Plan-Marché à inventer

Nous avons quelques certitudes : ce n’est ni le marché, seul, qui assumera cette révolution, ni un Etat centralisé appliquant des plans rigides. Une nouvelle combinaison Plan-Marché est à inventer. Ce sont les entreprises qui augmenteront et réorienteront leurs investissements et innoveront le plus. L’Etat, lui, devra, en concertation avec les acteurs économiques et sociaux, éclairer le chemin, fixer des priorités et des normes, mettre en œuvre des programmes.

Rien pour l’instant n’indique que la direction soit prise par les pouvoirs publics. Elle n’a rien à voir ni avec les initiatives de l’actuel Commissaire Général au Plan, qui frôle le gadget, avec la liste des mille produits à fabriquer pour réduire notre déficit commercial, ni avec le plan Macron de 30 Milliards. Cette carence publique est en partie comblée par des organismes privés comme The Shift Project, appuyé et financé par des entreprises. Cette association élabore un plan de transformation de l’économie française, qui se décline en une quinzaine de secteurs et est discuté par plusieurs milliers de bénévoles (les shifters) qui amendent, complètent, diffusent, informent. Si ce plan se veut cohérent sur la base des hypothèses retenues (comme le prix du CO2), il ne cherche à pas à prévoir le taux de croissance (ou de décroissance) Quelle que soit la déconnexion entre la consommation d’énergie et la croissance, un taux significatif n’est guère plausible.

Le plan de développement écologique déterminera pour les grands secteurs, des objectifs chiffrés de réduction de décarbonisation et des stratégies d’investissements énoncées et les incidences sur l’emploi (en incluant les mesures de reconversion) seront précisées. The Shift Project, pour sa part, prévoit une réduction de 300 000 emplois dans l’automobile mais une augmentation de 500 000 dans l’agriculture (relocalisation de productions-légumes- agroécologie, valorisation). Dans les secteurs globalement stables, les mutations géographiques et qualitatives peuvent être considérables. Le solde emplois, lui, serait globalement positif (à 300.000 emplois).

Sans coordination, notamment entre échelons nationaux et territoires, ni appuis cohérents des pouvoirs publics, ces transformations ont peu de chances de se réaliser.

Trois handicaps à combler

L’absence de compétences est le handicap le plus bloquant. Un immense effort de formation, initiale et continue, courte et longue, est nécessaire. Il ne pourra se faire sans une collaboration de tous les acteurs : Education Nationale, Organisations Professionnelles, Entreprises, Collectivités locales, ne se limitant pas aux financements mais incluant de nouvelles pédagogies.

Le handicap des financements est également bloquant. Dans de nombreux secteurs, il sera nécessaire de multiplier les investissements par trois (construction, transport, industrie). Or leur rentabilité n’est pas immédiate, elle est faible, par rapport aux normes des fonds d’investissements. De nouveaux financements en fonds propres et quasi-fonds propres ainsi que des mécanismes de répartition des risques sont à inventer par la puissance publique et les institutions financières.

Un troisième handicap pourrait être la situation de concurrents étrangers qui paieraient moins cher leurs émissions de carbone (actuellement, le prix varie entre 50 et 170 la tonne) et bénéficieraient d’une compétitivité-prix indue.
La solution ne peut venir que de l’Union Européenne, mettant en place à ses frontières une « taxation carbone », soit un mécanisme fondé sur le prix du CO2 en Europe. La décision a été prise mais le sujet est complexe, les Européens divisés, l’OMC vigilante et les lobbys puissants. L’évolution du Parlement Européen, suite aux élections de 2018, notamment dans le groupe conservateur, incite à un certain optimisme

Un Etat à remettre en ordre

La mutation des entreprises ne se fera pas si parallèlement l’Etat ne se transforme pas. Ses priorités doivent être revues en fonction de l’objectif central, l’habitabilité du monde.
Il en résulte une priorité en faveur de l’investissement, celui des entreprises et le sien : éducation, recherche, santé. Elle rend nécessaire des réformes dans le domaine de la fiscalité (écotaxes) et des circuits financiers. La priorité sociale sera tenue d’évoluer ; les mutations rapides suscitant de nouvelles inégalités, de nouveaux transferts deviennent nécessaires. Durant cette phase « révolutionnaire », une redistribution des revenus et des patrimoines sera une condition d’acceptabilité pour la plus grande partie des citoyens. Ce réengagement de l’Etat ne signifie pas une absence de rigueur, il est à associer à une évaluation, suivie d’effets concrets, des politiques publiques et à une limitation des déficits et de l’endettement à des niveaux acceptables par les marchés et par Bruxelles. Le miracle étant exclu, une recherche de ressources supplémentaires et une efficacité accrue de l’action publique sont des impératifs.

Un nouveau Pacte Social

L’acceptation par les citoyens des changements d’une telle ampleur  et même leur engagement sont les clés du succès. Elle implique un enrichissement de la démocratie représentative.
Des formes de démocratie directe devront être expérimentées : conventions citoyennes, référendums locaux, décentralisation avec le souci d’une efficacité et d’une accélération accrue de la décision publique.  Les marges de manœuvre pour les différents acteurs économiques et sociaux seront élargies pour tenir compte de la phase expérimentale de la période et de la nécessité d’inventer des solutions nouvelles aux différents échelons. Une pédagogie active est à développer par l’Education, les médias et autres réseaux. Ce supplément de démocratie contribuera à la détection, dans les secteurs et à différents moments, des « gagnants » et des « perdants » et à l’attribution de compensations aux « perdants » voire à la révision du calendrier des mesures.

La Révolution n’est pas à l’ordre du jour dans les démocraties

Pas de Révolution sans Révolutionnaires. Ces révolutionnaires existent, principalement parmi les jeunes, et la pression qu’ils exercent n’est pas négligeable.
Non seulement, ils s’expriment dans les réseaux et manifestent mais ils adoptent des comportements de rupture : régime alimentaire, habillement, transport (refus de monter dans un avion). Peut-être demain refuseront-ils de faire des enfants par crainte de leur laisser un monde invivable. Constatons cependant que beaucoup de jeunes écologistes s’opposent à des projets concrets, solaire, éolien rejetant un changement d’usage des sols, avec l’appui d’intérêts privés. La manipulation, consciente ou inconsciente existe.

Il est peu probable que l’addition de ces comportements aboutisse à un ensemble cohérent, fasse boule de neige et entraînent l’ensemble d’une société, juste capable de les tolérer, voire de faire preuve de bienveillance.

L’engagement de la classe politique ou au moins d’une partie d’entre elle dans ce processus révolutionnaire est une nécessité.  Aujourd’hui l’état de carence domine.
Les raisons sont nombreuses et se combinent :

  • Scepticisme
    Ce ne sont que des hypothèses de chiffres et de dates. Il est sage d’attendre, en se limitant par prudence à quelques mesures incitant à la transition énergétique et au respect de la biodiversité. Le problème étant mondial, il est inutile d’aller plus vite que les autres, la France ne représentant que 1% des émissions de CO2 dans le monde.
  • Rejet de toute politique « révolutionnaire »
    Si le péril existe, le conjurer ne passe nullement par un réengagement de l’Etat, une redistribution accrue ou des taxes. Elle passe par plus de marché et de liberté accordée aux entreprises et moins de transferts sociaux. Seules les entreprises ont la capacité d’inventer de bonnes solutions et de choisir les investissements pertinents. Une régulation peut être utile (prix du carbone) ainsi que quelques mesures correctrices, en sachant que les vrais « révolutionnaires » sont les chefs d’entreprise. L’habitabilité du monde sera libérale ou ne sera pas. La contrerévolution est une exigence du moment.
  • Priorité au court terme
    Dans une démocratie représentative, les élus ont comme préoccupation légitime la prochaine échéance électorale, cinq ans généralement, quelle que soit leur appartenance partisane. Or, dans un délai de cinq ans une politique d’habitabilité de la planète engendre de fortes contraintes sans que les résultats positifs soient encore visibles.
    Le rejet par l‘électeur peut être tel qu’il peut déboucher sur une crise de régime. Pour éviter un suicide collectif, la priorité doit rester au court terme, même s’il faut retarder la décarbonation ou la rendre plus difficile.
    L’exemple de ce qui s’est passé ces derniers mois est éclairant. La hausse spectaculaire du prix du gaz, qui s’est répercutée sur celui du pétrole, a été compensée par des subventions et par un recours accru au pétrole, au gaz et surtout à la ressource la plus nocive, le charbon, dont la consommation atteint des records en 2021. Pour l’avenir, sont restés dans les placards des dispositifs atténuant les secousses du marché, comme des stocks stratégiques. Bruxelles raisonnant sur le marché de l’énergie comme s’il s’agissait d’un produit ordinaire est réticent à l’égard de tout ce qui pourrait « fausser » le jeu du marché et des contrats à long terme d’achat de gaz qui étaient autrefois pratiqués.

Le prix du gaz et les chocs conjoncturels ne sont que des exemples. Des lobbys font pression en permanence pour retarder ou infléchir le processus de décarbonisation. Et chaque semaine, ils marquent des points. Ainsi, la transcription de la nouvelle PAC (2023/27) exercice complexe, est marqué par l’immobilisme : plus de 80% des exploitations n’auront pas à opérer de changements dans leurs pratiques. Le Plan Stratégique Français (PSN) ne permettrait pas d’atteindre les objectifs fixés à Bruxelles : réduction de 50% de l’usage des pesticides ou antibiotiques, 25% de surfaces agricoles cultivées en agriculture biologique d’ici 2030, neutralité carbone d’ici 2050.

Les démocraties représentatives, régulées par les élections, seraient inaptes à imposer des contraintes de revenus à un grand nombre d’électeurs et à traiter du long-terme. Médias, gouvernement, opinion vivent dans le court terme et la satisfaction immédiate du plus grand nombre.

Et les régimes autoritaires ?

La Chine sera-t-elle le moteur de la décarbonation du monde ? N’ayant pas d’échéances électorales, le gouvernement et le Parti peuvent jouer sur le temps. Ils sont conscients du sérieux du défi, du fait notamment d’une pollution dans les grandes villes, de moins en moins supportée par les habitants. Ils disposent des moyens financiers et techniques nécessaires et misent sur des prouesses techniques (geoengineering).
Les objectifs du Plan (car il y a un plan stratégique) sont ambitieux, ce qui ne veut pas dire qu’il ils seront nécessairement atteints. Les efforts à accomplir dans plusieurs secteurs sont considérables : énergie (charbon) industrie lourde (sidérurgie, chimie, métaux…). Si les dirigeants chinois n’ont pas à se soucier des électeurs ni, apparemment, de leur longévité politique, « l’harmonie » de la société est la préoccupation constante. De nouvelles contraintes et une réduction trop rapide du taux de croissance pourraient la compromettre.
Pour de nombreux experts, le pessimisme est justifié. Les contre- exemples sont trop nombreux et l’objectif d’enrichir les Chinois autant que possible et de ne pas se laisser dicter sa politique par l’étranger passe avant toute autre préoccupation. Dans trente ou quarante ans, ce pourrait être la population chinoise qui afficherait son mécontentement mais à une échéance aussi éloignée, toute prévision est fallacieuse. La voie chinoise, quelle qu’elle soit, influera sur le monde, du fait de son poids, soit à travers ses relations bilatérales, soit par l’intermédiaire des organisations internationales. Elle sera facteur de mobilisation ou de démobilisation.
D’autres grands pays autoritaires, Brésil, Inde, ne sont pas plus des modèles, plutôt des anti-modèles. En Asie, la Corée et surtout Taiwan ont pris la bonne direction mais ce ne sont plus des régimes autoritaires.

La bataille ne peut être que mondiale, associant les Etats et les organisations internationales, combinant normes mondiales et politiques nationales volontaristes. Tous les pays n’avanceront pas au même rythme. Mais la plupart avanceront dans la même direction et se sentiront solidaires, puisque tous sont menacés de la même catastrophe.

Une situation indéterminée dans les démocraties représentatives

Nos démocraties devront-elles adopter des formes de gouvernement autoritaires pour sauvegarder l’habitabilité de notre planète ? La réponse n’est pas écrite.
Beaucoup de situations sont envisageables, plus ou moins rassurantes. Une mobilisation citoyenne massive, sous l’influence de la jeunesse, rompant avec la préférence actuelle pour le présent ? Des leaders politiques misant sur l’Europe et parvenant à imposer un changement de priorités ?  Des mutations spectaculaires dans les processus de production qui accélèrent la décarbonation ? Une combinaison de ces facteurs ?
Dans tous les cas une grande sobriété pour tous les agents économiques et sociaux est une condition de réussite. Elle n’est concevable que si elle est partagée, et pas seulement exigée par les nantis.
Un laisser-aller irresponsable ne peut être exclu. Les pays les moins menacés et les plus riches trouvent pour eux des solutions partiellement protectrices et s’en tiennent à un statu quo aménagé. Les conséquences du réchauffement varient beaucoup selon les pays, ce qui a des effets sur la prise de conscience des populations et de leurs dirigeants.

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