L’apparition du pouvoir incontrôlé de la foule

Beaucoup d’auteurs qui consacrent leurs réflexions aux Gilets jaunes fonctionnent dans le cadre classique de l’histoire et de l’économie traditionnelle : références à Louis XVI, …

Certes des invariants dominent l’évolution, tels que les besoins fondamentaux, les pulsions sociales (désir d’enrichissement …) et quelques principes d’organisation politique, mais il y a aussi les facteurs passés sous silence et que je résumerai dans l’affirmation suivante : en 2007 a été introduit l’iPhone dans le public et 2011 a connu le printemps arabe qualifié à juste titre de révolution Facebook. C’est pour moi le cœur du problème. La révolution Facebook, qui ne va pas s’arrêter, consiste essentiellement en l’apparition du pouvoir incontrôlé de la foule. Certes on peut citer dans le passé de très nombreux exemples de l’irruption de la foule (on disait la plèbe à Rome où les Gracques… ; Spartacus …), plus récemment les Albigeois, les Pastoureaux, les Jacques, la guerre des paysans en Allemagne et, naturellement, la Révolution française, commencée par la Grande Peur. Aucun de ces mouvements, tous semblables, ne ressemble à ceux qui semblent caractériser notre 21e siècle et l’analyse qui doit en être faite doit abandonner les critères traditionnels.

Le premier caractère est l’émergence fracassante du moi. Chacun, parce qu’il a accès à Internet, est persuadé qu’il sait, qu’il comprend tout, qu’il a le droit de parler et de clamer ses convictions. Il y a donc rejet de la représentativité et volonté d’imposer le gouvernement direct. Pourquoi Macron et pas moi ? Je le vaux bien et je rejette tous les intermédiaires qui me volent mes droits à imposer mes idées. Au Voleur ! Cri qui se transforme aisément en « A la lanterne ! ».

Ce besoin de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ne date pas d’hier mais il est devenu universel. Tous les gilets jaunes le partagent et ne vont plus jamais changer d’avis sur leur compétence à gérer l’Etat : c’est moi le plus compétent ! Situation irréversible qui s’amplifiera avec l’expansion à prévoir des réseaux sociaux. Il faut donc réfléchir à ce que sera la forme politique traduisant cette réalité : il y a là une césure avec toute la pensée occidentale. Au travail Messieurs les politologues !

Le deuxième caractère est le côté peu fiable, disons suspect, de l’information qui nourrit les convictions de la foule. Les manipulations, les fake news, le travail incessant des usines à trolls inondent l’univers mouvant du buzz. Il a été mesuré que plus la fausseté des rumeurs est grande, plus grande est la crédulité de la foule à leur égard. En fait la foule choisit ce qui la choque le plus et le répand avec le plus de véhémence. Aucun démenti n’arrête sa circulation ; au contraire, il permet d’appeler complot le combat mené par les gens sérieux pour la restauration de la vérité. Vérité, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Toute affirmation contraire à mes convictions acquises sans vérification sur les sites populaires et une attaque portée par des puissances destructives cachées pour soutenir l’autre (c’est-à-dire tous) contre moi. D’où l’apparition de boucs émissaires !

Le troisième caractère est la nature éphémère, rapidement changeante de l’activité de la foule. Certes le moteur fondamental de l’évolution est la loi de Moore avec une constante de temps de deux ans, mais s’y superpose la volatilité des réseaux sociaux où la constante de temps est plutôt de quelques mois : Facebook est passé de sa fondation en 2003 à deux milliards de membres en 2018. Cette volatilité se traduit directement par une précipitation foudroyante dans l’adoption et le rejet des opinions qui ne reposent plus que sur le buzz incontrôlé et incontrôlable et donc peuvent varier d’un jour à l’autre. Les revendications des gilets jaunes sont passées en quelques jours de la suppression d’une taxe sur les carburants à l’exigence d’une démission du président de la République. Il n’y a plus de temps pour le réflexion et l’improvisation affolée risque de devenir la seule réaction des pouvoirs publics avec convulsion de la foule comme on l’a vue pendant le printemps arabe et comme on le retrouve chez le gouvernement Macron. On peut craindre alors la transformation de la révolte en révolution (retour à Louis XVI…)

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Commentaires

Je suis entièrement d’accord sur le fait que la « foule », avec toutes ses caractéristiques (« éphémère » et « changeante » comme vous dites), conjuguée à la nouvelle technologie, nous donne une représentation fidèle du mouvement des gilets jaunes. J’en profite pour poursuivre mes réflexions, notamment sur le « moi » et le « rejet de la représentativité ».
Si je constate l’omniprésence du « moi » chez les gilets jaunes, et qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes, je ne suis pas sure qu’il y ait tant d’arrogance derrière cela. Précisément,
1) vous dites que « chacun est persuadé qu’il sait, qu’il comprend tout, qu’il a le droit de parler et de clamer ses convictions », je ne nie pas que c’est le cas d’une partie de la population, mais je voudrais aussi souligner un autre aspect : si on brandit l’étendard du « moi », c’est que l’on est réduit à soi-même, que l’on n’a que soi-même pour faire entendre sa voix et se défendre. De ce point de vue-là, je pense qu’il y a une vraie souffrance (à des degrés différents) chez ceux qui manifestent et que ce « moi » est aussi un cri de désespoir.
2) Je m’interroge aussi sur la volonté des gilets jaunes de gérer l’Etat, quand vous dites qu'« il y a volonté d’imposer le gouvernement direct » et que tous les gilets jaunes pensent qu’ils sont plus compétents pour gérer l’Etat. Certes, il existe une éventuelle liste « gilets jaunes » aux européennes, mais il me semble que la volonté de gouverner est loin d’être partagée par tous. Ce qu’ils revendiquent avant tout, c’est des mesures concrètes qui ont un effet immédiat sur leur pouvoir d’achat, ce qui est tout à fait compréhensible car on ne peut pas penser aux autres quand on mène une vie difficile. Or, gouverner implique nécessairement une réflexion sur l’intérêt général. On ne veut ni ne peut gérer l’Etat quand on ne représente que soi-même.

En résumé, autant je condamne les violences du mouvement et regrette qu’il y ait tant de confusion, tant de sentimentalité de la part de la « foule », autant je trouve qu’il ne faut pas rejeter ou redouter l’émergence de la foule, qui est, avant tout, le reflet de la démocratie. Le mal n’est pas dans la foule elle-même.

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