Et si l’Internet nous échappait ?

Fréquemment, le cyberespace est comparé à un espace  physique[1]. Il est en effet bâti sur des éléments matériels, les câbles, les centres de  données ; les informations qui y circulent sont matérielles et les interactions qui en résultent même immatérielles sont bien réelles et effectives. Quant aux lieux de l’internet ils ont pour noms Wikipédia, Facebook, Youtube, etc Et, comme pour des espaces qui échappent à la souveraineté d’un Etat nation, comme la haute mer ou les espaces extérieurs, il est indispensable de convenir de règles pour éviter que ce soit un espace de non droit. Or il n’existe aucune instance ni mécanisme pour ce faire.

Pourtant il y a urgence. Chaque semaine les messages alarmants se multiplient sur ce que devient et ce que permet l’Internet. Tim Berners-Lee, l’un des pères fondateurs de l’Internet vient de s’insurger de voir que les droits des citoyens sur leurs données personnelles sont piétinés sur Internet et d’en appeler à des Etats bien impuissants en face de ce phénomène. Mark Zuckerberg PDG de Facebook, avait quelques jours auparavant réfuté l’idée que Facebook était le plus grand diffuseur de « Fake news » et il a fait miroité la perspective d’une infrastructure sociale mondiale, débarrassée des messages indésirables grâce à l’intelligence artificielle.

Face à cette situation des réactions s’esquissent Le Parlement du Royaume Uni a mis en place une commission ad hoc, la Commission européenne a lancé les ‘Décodeurs de l’Europe’  pour lutter contre les « fake news ». Mais dans l’immédiat il faut reconnaître que les mouvements populistes gagnent la guerre de l’information sur les réseaux sociaux[2] et que les démonstrations de force se multiplient entre États nations soucieux d’utiliser ces nouveaux pouvoirs et prêts à y employer des cohortes de mercenaires du codage. 

Pour mieux comprendre la difficulté à réguler l’usage de l’internet il est utile de se pencher sur sa gouvernance. Celle-ci peut se décrire en trois couches : une couche des communications physiques correspondant aux infrastructures de télécommunications qui supportent les échanges ; une couche logique, celle des logiciels de routage, des protocoles, des adresses et l’ensemble des normes qui régissent les aiguillages, les échanges et les accès et une dernière couche, celle des contenus, c’est à dire tout ce qui est véhiculé ou accessible par le réseau.

Chacun de ces couches fait l’objet d’une gouvernance spécifique malgré les interactions entre elles. Ainsi la couche des communications physiques est de la compétence première des autorités nationales de télécommunications, en France l’Autorité de Régulation des  Communications électroniques des Postes (ARCEP) et au niveau mondial  de l’Union internationale des Télécommunications (UIT), plus ancienne organisation de la famille des Nations-Unies qui règle des questions comme l’attribution des fréquences ou encore les accords de rémunération des communications internationales. La seconde couche qui est celle de la gouvernance de l’Internet fait l’objet d’une organisation sophistiquée au centre de laquelle se trouvent l’ICANN[3] l’ISOC[4] et une cascade d’organismes représentant à la fois les industriels du secteur, les gouvernements, la société civile et le secteur privé. Cette gouvernance échappe formellement au contrôle étatique même si, pour des raisons historiques, techniques et économiques le Gouvernement des Etats-Unis y détient une influence prépondérante et ce en dépit des récentes évolutions qui ont conduit à une indépendance formelle de de l’ICANN et de l’IANA[5] qui lui est désormais rattachée.

La troisième couche, celle des contenus est demeurée l’apanage des seuls Etats-Nations et comme l’a noté Boris Beaudé, il y a une difficulté structurelle à organiser une gouvernance de l’Internet, phénomène décentralisé qui ignore les frontières, sur la base de structures étatiques souveraines dont la légitimité s’exerce sur un territoire délimité par des frontières physiques ou par des règles d’origine militaire comme dans le cas du partage des eaux territoriales.

Dans chacun des champs mentionnés ci-dessus, il y a des divergences d’intérêt très fortes. Ainsi les rivalités entre opérateurs de télécommunications ou encore le conflit qui oppose les fournisseurs d’accès à l’Internet et les offreurs de service d’une part et les opérateurs qui en fournissent les tuyaux mais ne sont pas rémunérés. Il en va de même de la position des registres de nommage qui sont autant de machines à cash ou des géants du net qui ne participent pas ou tout au moins pas nécessairement au financement des infrastructures de télécommunications. Mais dans l’un et l’autre cas il existe des mécanismes et des lieux de discussion et de négociation. Comme mentionné précédemment, ce n’est pas le cas du champ des contenus, puisque chaque Etat est souverain et qu’il n’y a aucune instance où cette question puisse être abordée.

Il est aujourd’hui de bon ton de se moquer de l’impuissance des instances internationales ou supranationales et de s’insurger des parcelles de souveraineté qu’elles enlèvent aux Etats. Mais qui ne voit les dangers de l’évolution d’un Internet qui diffuse l’intoxication et qui véhicule les messages de haine et de violence, sa mobilisation au service des manipulations de dirigeants saisis par l’ivresse du pouvoir ou encore son utilisation systématique par des géants de l’économie, multinationales aveugles aux individus et qui prétendent nous soumettre à la dictature consentie de leurs intérêts parce qu’ils sauront mieux que nous ce qui nous convient pour atteindre le bonheur ou tout au moins le croire.  

L’Internet bouscule les équilibres et la flèche du temps rend certaines des évolutions irréversibles. Aussi, sauf à accepter que cet espace échappe à toute régulation avec les dangers y compris dans le monde physique que cela comporte, il nous faut ici et maintenant penser l’instauration d’espaces de dialogue et  de négociation de règles  au nom du bien commun.


[1] Thèse développée par Boris Beaudé dans « Les fins de l’Internet » et récemment reprise par Laurent Bloch dans « l’Internet, vecteur de puissance des Etats-Unis ».

[2] Voir Désinformation, fake news et réseaux sociaux sur www.futuribles.com

[3] The Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, https://www.icann.org/fr

[4] Internet Society, www.isoc.fr

[5] Internet Assigned Number Authority www.iana.org

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