12 février 2022 • Jean-Claude Hazera
Critique radicale contre le colonialisme occidental, cette série de quatre films diffusée sur Arte s’intitule « Exterminez toutes ces brutes », citation empruntée par un ami du réalisateur, Sven Lindqvist, à Kurtz, personnage mythique de « Au cœur des ténèbres » de Conrad.
Raul Peck, le réalisateur, est un haïtien de 68 ans qui a beaucoup vécu ailleurs, notamment à Berlin et à Paris (où il fut président de la Fémis de 2010 à 2019). Il a été ministre de la Culture de Haïti (1995-1997). Il réalise des films depuis longtemps. Arte avait déjà diffusé « I am not your negro » à partir d’un texte de James Baldwin. L’intérêt et la limite des films de Peck c’est qu’ils défendent un point de vue. Ce n’est pas dans le pamphlet cinématographique dont il est question ici que vous trouverez la moindre allusion aux routes ou chemins de fers tracés par le colonisateur ou aux méfaits des autres (esclavagisme dans les sociétés colonisées ; envahisseurs dont ont souffert nos lointains ancêtres, etc…). Certes il s’agit d’un véritable procès à charge contre l’Occident colonisateur et la forme-même exaspère souvent (pourquoi nous montrer les films amateurs de sa famille ? Qu’apportent les passages de fiction dont il émaille son propos ?). Néanmoins reste l’intérêt de ce qu’il nous assène, inspiré des livres de plusieurs de ses amis qu’il donne envie de lire (voir références plus loin) et qui peut contribuer pour certains des téléspectateurs à mieux comprendre combien « nous », les Occidentaux en général, sommes parfois victime d’un esprit néo-colonialiste culturellement bien ancré en nous.
Ceci vient en quelque sorte en écho (certes très grossissant) des propos interpellants tenus par deux des invités récents du Club des Vigilants sur la vision néocoloniale du Monde que notre éducation nous a laissé dans un coin de la tête.
En avril dernier l’historien Pascal Blanchard a ainsi expliqué combien cette histoire non purgée de la colonisation contribue à bloquer l’intégration dans la société française d’un grand nombre de descendants de colonisés aujourd’hui citoyens français Et a proposé, dans l’esprit des Vigilants, quelques mesures concrètes pour « purger » notre histoire coloniale.
En novembre le diplomate et historien Jean-Pierre Filiu, nous a dit en substance que notre vision quelque peu condescendante du Moyen-Orient nous empêchait d’y déceler les aspirations à la démocratie et la capacité qu’auraient ces pays à se gouverner démocratiquement si nous ne considérions pas leurs dictateurs comme un pis-aller.
Voici quelques-unes des idées forces de cette série.
- Les croisades, l’expulsion d’Espagne des juifs et des musulmans, les « grandes découvertes », la conquête de l’ouest américain, la colonisation de l’Amérique latine, puis de l’Afrique et de l’Asie par les nations européennes, tout cela procède du même et vaste mouvement de colonisation. C’est une même histoire.
- Les découvertes n’ont découvert aucun territoire vide. Partout il y avait des habitants et des civilisations, voire même des civilisations « supérieures » à celles des colonisateurs (Chine, Inde, etc…). Les découvertes/colonisations sont l’entreprise de pays plus ou moins misérables disposant de deux avantages concurrentiels : des bateaux et des armes tuant à distance (Portugal et Espagne notamment). C’est ainsi que dans le troisième épisode (sans doute le plus intéressant) il évoque le massacre à coup de fusils à répétition et de mitrailleuses de la bataille d’Omdurman au Soudan en 1898, chroniquée par le jeune Winston Churchill.
- Cette colonisation est impitoyable et s’accompagne de massacres, voire de génocides, et d’esclavage qui est une autre forme de génocide.
Et ainsi, alors que cette série, coproduite par HBO, est destinée aussi au public des États-Unis, Peck revient à plusieurs reprises sur le massacre systématique des Indiens au cours du XIXe siècle pour libérer les terres dont les colons avaient besoin. Plusieurs fois aussi il revient sur le Congo de Léopold II, caricature de colonialisme avide et destructeur qui a inspiré plusieurs grands livres (cf. Références en fin).
- Ces horreurs n’ont pas manqué de poser quelques questions dans les pays colonisateurs. Peck évoque la Controverse de Valladolid (les sauvages ont-ils une âme ?) et nous rappelle que les Lumières ont été contemporaines de l’esclavage. Selon lui, l’Occident s’est construit une armure intellectuelle et idéologique pour justifier ses exactions à ses propres yeux. C’est le rôle du darwinisme social et du racisme scientifique du XIXe siècle. Dès son apparition dans les dictionnaires le noir, « nègre », est connoté péjorativement. Le nazisme et la Shoah ne sont pour Peck que la continuation logique de ce processus.
De tout cela il reste plus que des traces dans nos têtes et les livres d’histoire de nos enfants (peut-on encore parler des « grandes découvertes » ?). Pour ne pas parler de la France on est stupéfait de redécouvrir que le nom de code de Ben Laden pisté pour élimination par les troupes spéciales américaines était… Géronimo.
Références des livres des amis de Peck
Exterminez toutes ces brutes ! Un voyage à la source des génocides », de Sven Lindqvist, Ed Les Arènes 2014.
Silencing the Past: Power and the Production of History, de Michel-Rolph Trouillot (1949-2012), anthropologue haïtien. 1995. Réédition chez Beacon Press.
A People's History of the United States, de Howard Zinn, livre de 1980 chez HarperCollins publié en français en 2003 chez Agone.
An Indigenous Peoples' History of the United States, de Roxanne Dunbar-Ortiz, livre de 2015 chez Beacon press publié en français en 2021 sous le titre Contre-histoire des Etats-Unis chez Wildproject.
Sur la colonisation du Congo
Le rêve du Celte (El sueño del Celta), de Mario Vargas Llosa, chez Gallimard.
Congo de Eric Vuillard , chez Actes Sud.
Et surtout, semble-t-il, Congo une histoire, de David Van Reybrouck, chez Actes Sud.