Les risques d’envahissement de l’humain par le numérique

La réflexion sur l’éthique du numérique, ou l’émergence d’une éthique appropriée au numérique, n’en est qu’à ses débuts. Le groupe de travail « Vigilance numérique » en a fait un de ses thèmes prioritaires de réflexion, pour tenter de contribuer à définir les conditions d’une cohabitation fécondes entre humain et numérique.

Cet article est la suite de « Prélude à une réflexion sur l’humain et le numérique » et « Qu’est-ce qui distingue fondamentalement l’Homme de la machine ? » publiés en avril et mai dernier. Il se focalise sur les risques d’envahissement de l’humain par le numérique et encourage à la vigilance pour conserver sa liberté et la part d’incommunicabilité et de folie qui est en chacun de nous !

Depuis l’ère technicienne, on constate un rapprochement de plus en plus étroit de l’homme avec ses outils. L’évolution scientifique, depuis la Renaissance, a privilégié l’observation de réalités mesurables. Les sciences de précision ont imposé leurs critères de légitimité aux sciences humaines (malgré les efforts de ces dernières pour entrer dans le mouvement). C’est la critique que Husserl faisait de la science.

Avec l’informatique, nous avons franchi une étape : le système s’est substitué à l’outil et l’homme devient une partie du système. Finalement, l’homme s’inclut dans l’outil. Or l’outil ne fonctionne qu’en mesurant. Mesurer devient la condition même de la réflexion et de l’action.

Pour jacques Ellul, trois critères suffisent à caractériser le système technicien :
 - une fois mis en place, il est  presque impossible d’y échapper ;
- il peut modifier ce qui existe en fonction de ce dont il a besoin pour évoluer ;
- il résout efficacement t des problèmes mais en en créant d’autres, plus difficiles à résoudre (dans le cas du numérique : piratages, chantages et naturellement pannes de plus en plus inquiétantes car systémiques...)

Une fois mis en place, le système a la capacité (et la « volonté »  inhérente à son fonctionnement)  de tout numériser selon ses propres critères. Avec le résultat que ce qui n’est pas mesurable par la numérisation est rejeté hors du système, forme nouvelle d’exclusion sociale et culturelle.

Ellul ajoute que le pouvoir de séduction du système technicien est puissant car les élites et les médias ont une dévotion pour le numérique. Il n’en analyse pas les raisons, mais elles se laissent deviner : résurgence d’un positivisme benêt, culture de la domination de l’homme sur la nature fortement ancrée en occident, liaison avec les intérêts marchands  qui cherchent en permanence à susciter de nouveaux marchés, etc.

Si nous donnons toute la place au système, nous nous trouverons en risque de nous laisser dominer par nos « créatures », vieille angoisse de l’homme (le golem), ravivée par la capacité du numérique à enchaîner à perte de vue les automatismes.
Nous croyons que cette perspective reste un fantasme. Mais sommes convaincus aussi que l’homme doit rester vigilant pour conserver des marges de liberté par rapport au système.

Le premier soin à prendre est de ne pas nous laisser outrageusement formater par le   système numérique.  

Il nous contraint d’emblée à nous adapter aux caractéristiques de son fonctionnement (qui sont parfois loin d’être intuitives pour ceux qui ne sont pas nés dedans).
Mais surtout,  il sait capter l’attention de l’humain comme personne. Il réunit avec une redoutable efficacité les principes fondamentaux du jeu : l’interaction, la compétition et le simulacre. Combien d’adolescents et d’adultes (c’est un problème de santé des collaborateurs pour les entreprises) s’enfoncent-ils dans l’addiction aux jeux vidéos  des nuits entières ?
Il sait nous environner de séductions constantes et s’ingénie à nous faciliter la vie jusque dans ses moindres détails.

Il n’est pas difficile de pointer les excès possible dans les perspectives mirobolantes qui nous sont présentées.
Par exemple,  la ville « intelligente » pénétrée de « big data ». Elle changera le sens de circulation des rues et des trottoirs pour accélérer nos déplacements, programmera les colonnes Wallace pour personnaliser leur publicité en fonction des recherches des passants sur internet et nous fera suivre le chemin le plus rapide ET le moins risqué.
Défendons le droit de ne pas entrer dans un magasin qui nous est recommandé, de ne pas prendre le chemin le plus court, de nous nous perdre et de nous retrouver, au gré de nos humeurs.

Les applications de conseil et de coaching pullulent sur nos tablettes et nos portables. Elles s’intéressent à notre santé, nos déplacements, nos loisirs, l’organisation de notre journée. Et de plus en plus à nos rencontres, nos émotions, notre vie sociale, nos comportements...
La dépendance au numérique peut restreindre fortement  notre autonomie et notre capacité à faire des choix autonomes. Paradoxalement, il prélève beaucoup d’énergie et se révèle être une cause de stress et de fatigue. On a mesuré qu’en 2008, la durée moyenne de concentration sur un message était de 12 secondes. Elle est aujourd’hui de 8 secondes. Le poisson dans le même temps est resté à 9 secondes. Explication : le nombre de messages atteignant un internaute a été multiplié par 10 depuis 2005. Il atteint jusqu’à 3500 par jour.

Défendons le droit de nous débrancher d’un seul clic de ces aides, de nous délivrer de ces béquilles numériques, de prendre nos risques tout seul, de ne pas optimiser.
Défendons le droit de questionner l’utilité et la pertinence de ce que nous proposent les automatismes et de leur dire merde (ou non merci !) si  cela nous chante.

Une autre caractéristique d’internet est de modifier radicalement notre façon de nous repérer dans le monde et par rapport aux autres.

Dans l’espace créé par internet, il n’y a pas de lieu privilégié, pas de pré carré, pas d’intimité. Nous surfons, nous naviguons, loin de la terre ferme, de nos villages, de nos chemins de ronde, de nos lois désuètes. A nous l’espace ouvert et sans frontière de la mer immense.
Mais notre navigation sur le net n’est pas celle d’un navire. Elle n’a pas de cap. C’est une errance permanente. On va de rupture en rupture, ballotés par les informations et les séductions qui s’offrent à nous et mobilisent en retour nos projections et nos pulsions. Ne nous privons pas d’employer un terme pédant : ce n’est pas une navigation aux instruments, c’est une sérendipité comportementale.

Cette navigation au gré des vents est fort agréable et peut susciter de belles surprises par le jaillissement de rencontres aléatoires. Ne nous en privons pas. Mais si elle devient notre mode principal pour nous relier au monde,  elle peut miner notre capacité à nous construire et à décider de nos actes.

En conclusion :

Ne confions pas au numérique tout notre savoir, toutes nos décisions par paresse ou par commodité. Comme le remarque, Ariel Kyriou, grand spécialiste de la science-fiction, nous avons peur des clones, mais nous nous clonons en permanence par la répétition du même.

Convainquons-nous que l’humain n’est pas un fichier comme un autre. Un document absorbable et restituable par le système.

Gardons la main. Sachons raison garder contre les débordements de la rationalité pilotée.

Sanctuarisons l’inattendu, les détours, la différence, l’incommensurable, la folie.!

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