Pour la ré-invention d'un nouvel humanisme politique

Date de la venue de l'invité: 
Mardi, 3 octobre, 2017
Jean-Paul Delevoye / Pour la ré-invention d'un nouvel humanisme politique (extraits)

Par goût et par expérience, Jean-Paul Delevoye est un observateur privilégié des évolutions de fond qui traversent le fonctionnement de notre société.
En 2010, frappé par l’expérience qu’il vivait de médiateur de la République, il était venu au Club des vigilants nous parler de « La République en danger ». Il a depuis été président du Conseil économique, social et environnemental et occupe aujourd’hui la fonction de haut commissaire à la réforme des retraites (après avoir présidé cette année la commission nationale d’investiture aux législatives d’En Marche !). Son intervention et les échanges avec les participants lors de la Matinale du 3 octobre ont mis en lumière la complexité des enjeux nouveaux auxquels notre pays doit faire face et les principales caractéristiques de ce nouvel humanisme politique qu’il appelle de ses vœux pour y répondre.

Ses analyses et convictions se sont déployées un peu à la manière d’une grande « carte mentale » se construisant sous nos yeux.  Quelques mots clés reviennent à de nombreuses reprises : cohésion sociale, (espérance du) futur, projet politique, débat, émotions, manipulations, convictions, adhésion, démocratie délibérative, épanouissement individuel, parcours, protection, unicité et diversité, réinventer, innovation.

 « Comment faire société ? » est sans doute la question centrale autour de laquelle ont tourné ses propos. Les dangers que notre démocratie traverse sont révélateurs de cet enjeu majeur.

En premier lieu le développement de l’inquiétude face au futur, « incertain, illisible, imprévisible », qui pousse au repli sur soi et-ou à des radicalisations destructrices pour le collectif.
Dans une société rurale, l’homme acceptait un quotidien difficile car il avait une espérance du futur (spirituelle) ; dans une société industrielle, le travail apportait une espérance matérielle ; aujourd’hui, dans notre société de services tout cela a disparu. « Avec la consommation l’homme vaut plus pour ce qu’il dépense que ce qu’il pense » et si l’être devient important la liberté individuelle est difficile. Car dans l’absence de constructions collectives, la souffrance au quotidien est  moins acceptée et l'homme se retrouve désemparé face à l’interrogation du futur.
Avec des partis politiques plus « obnubilés par le maintien  du pouvoir que par le bonheur des peuples, (…) la gestion des peurs est en train de l’emporter sur la gestion des espérances » !

L’enjeu est clair : comment redonner aux gens « la gourmandise du futur » ? « Comment imaginer un futur collectif » ?

Par ailleurs, les évolutions des relations au collectif d’individus de plus en plus autonomes et de moins en moins soumis aux autorités (Jean-Paul Delevoye parle « d’émancipation individuelle » et de la fin des systèmes où l’on « veut que les gens obéissent. C’est fini ce type de management. »), font que « nous sommes à un moment où tout ce qui, dans l’histoire de l’humanité, fait la socialisation (la famille, le travail, les idéologies politiques, les croyances religieuses) est aujourd’hui fragilisé ».

Jean-Paul Delevoye se dit "frappé de voir que les sociétés qui ont traversé des millénaires ne l’ont pas fait grâce à leur puissance militaire ou financière ou politique mais (par) l’obsession permanente de préserver le collectif et la cohésion sociale". Or nous vivons dans une société occidentale « performative », dans laquelle la cohésion sociale est au contraire remise en cause.

L’enjeu est de « retrouver le sens du collectif dans notre société moderne où l’on ne peut pas laisser l’individu seul face à la flexibilité et un futur incertain ».

Les évolutions technologiques participent à ce concert des dangers. Nous ne sommes plus « dans une société rurale où la fertilité des sols et la conquête des territoires » étaient prioritaires, ni dans une société industrielle où ce qui avait de la valeur était le matériel. Nous sommes entrés aujourd’hui « dans la société des cerveaux », où ce qui compte est la « capacité à modifier les comportements … Et les vrais maîtres du monde ne sont pas ceux qui possèdent les matières premières et les brevets, ce sont ceux qui possèdent les bases de données » !
« Toute l’économie maintenant se base sur l’économie comportementale : comment modifier le choix d’un consommateur, d’un électeur ? Dans cette bataille mondiale de la conquête des esprits, nous sommes confrontés à la possibilité d’assister à la montée d’un esclavage moderne d’autant plus redoutable que ce sont les esclaves qui mettent eux-mêmes leurs mains dans les menottes.

Nous sommes ainsi à un moment où la « capacité à [nous] suivre comme un escargot informatique » n’a jamais été aussi forte, en même temps que le sens critique a tendance à diminuer face aux flux d’informations dont chacun est destinataire. Nous sommes ainsi, pour Jean-Paul Delevoye, en train de « reculer sur le champ des convictions pour aller sur celui des émotions. De fausses rumeurs, qui deviennent parfois une stratégie politique peuvent poser des questions politiques majeures ».

L’enjeu est crucial : comment éviter la « manipulation » des esprits et faire en sorte que l’acceptation sociale des décisions politiques (sans laquelle on ne peut les mettre en œuvre aujourd’hui) se fasse sur des convictions et pas sur des émotions ? Car si « l’acceptation se fait sur des convictions, c’est quelque chose de solide, si elle se fait sur des émotions, c’est quelque chose qui peut balayer la stratégie la plus intelligente. »

Car nous sommes à un moment charnière de l’histoire de l’humanité nous fait bien comprendre Jean-Paul Delevoye : « les débats politiques ont depuis toujours peu ou prou porté sur le jusqu’où peut-on repousser les limites de la technologie ? ». Aujourd’hui, avec les progrès de l’intelligence artificielle et des recherches sur le cerveau notamment, on a franchi un cap et la question devient « quelles sont les limites à ne pas franchir pour respecter la nature et l’humain ? Est-ce que l’humain sera maître ou esclave de la machine ? ».

« Nous sommes à un moment de l’histoire où il faut revisiter une forme d’humanisme politique qui peut redonner des espérances du futur »

Plusieurs voies de « ré-invention » de cet humanisme politique ont été évoquées. 

Il s’agit d’abord pour lui d’enclencher, non pas une démocratie participative, à laquelle il ne croit pas (« on vous demande votre avis mais si vous ne l’avez pas construit, vous allez réagir par émotion »), mais une démocratie délibérative où, après avoir fait émerger les questions des citoyens, on les confronte aux idées des élites et on organise des débats, des forums citoyens, tout ce qui permet de « laisser aux gens la possibilité de se construire une conviction ». Pour lui, « Il va falloir que nous réfléchissions aux moyens de la société de se réapproprier des débats pour servir le leader politique et ne pas se laisser enfermer par la classe politique qui tue le débat dès qu’il est ouvert ». La plupart du temps on « tue le débat » en le positionnant  sur les conséquences des décisions et pas sur leurs objectifs, renforçant de ce fait « la défense des intérêts et non pas la défense de la cause ». Il faut avoir « l’obsession  de la question politique », sinon « vous êtes en permanence sur des débats politiciens, sur les conséquences et les intérêts ».

Cette démocratie délibérative s’inscrit dans changement de culture nécessaire pour répondre à tous les enjeux évoqués. Il s’agit de « revisiter complètement nos modes d’action ».
Il prône ainsi une véritable « conduite du changement ». Car aucune réforme ne peut être faite si l’opinion n’est pas prête à la recevoir (« Il n’y a pas un agriculteur qui sème une graine sur un terrain qu’il n’a pas préparé. Or aujourd’hui les politiques, par l’accélération du temps, prennent une décision, la balance sur un sol qui souvent est aride et s’étonnent que la graine ne germe pas. Il faut préparer l’opinion à recevoir une question,  et à se nourrir de cette question »). Il faut inscrire les réformes dans une temporalité nouvelle. Une première phase indispensable est celle de la « pédagogie des enjeux » sans laquelle aucun débat (phase 2) n’est possible.  Ensuite du débat émerge généralement la décision, et, phase essentielle pour lui et trop souvent négligée, il s’agit d’accompagner la décision. Car « la conduite du changement est aussi importante que le cap du changement ».

Il s’agit aussi de changer nos paradigmes si l’on souhaite rétablir la cohésion sociale. Provoquant des sentiments de mésestime de soi, parfois même d’humiliation, et donc de rejet de l’autre, la place accordée à la performance dans notre société est pour lui sans nul doute l’une des principales sources de fragmentation sociale. Elle est pour lui génératrice de violence contre soi (suicides, dépressions) ou contre la société (des incivilités au jihadisme). Il invite donc les politiques à partir du principe que « le capital humain est essentiel ». Ce qui signifie que « toutes les politiques publiques doivent être [considérées comme] un investissement social et non pas un coût social pour la préservation de ce capital humain. »

Face au(x) communautarisme(s), il nous invite à dépasser une vision manichéenne des questions de co-existence sur un même territoire de populations aux cultures et modes de vie différents : pour lui, « on peut avoir des relations de complémentarité dans la différence qui ne [suivent] ni un modèle intégrationniste ni un modèle assimilationniste ». Il est possible de « construire un collectif commun à partir de la diversité ». Pour cela nos représentations mentales doivent changer : il s’agit de passer d’une vision de « l’unité » de la Nation (et donc de la conformité des composantes) à une vision où s’impose un concept d’unicité compatible avec la diversité.

De la même manière, il faut « retourner la lunette » et changer notre culture, « en faisant en sorte, non pas d’assurer l’égalité des situations (utopie communiste) ou égalité des chances (utopie libérale) mais l’égalité des parcours : qui que tu sois je vais t’amener au maximum de tes capacités en partage avec d’autres ».

Jean-Paul Delevoye insiste sur ce point : à un moment où la réussite politique ne passera pas par la maîtrise des budgets (« on ne fait pas rêver les peuples par des chiffres, et M Luther King n’a pas dit « j’ai un plan », mais « j’ai un rêve »), « je lutte pour le rêve de ré-offrir la gourmandise du futur à nos concitoyens, de faire en sorte que chacun soit en estime de soi et capable de réagir même si le futur remet en cause ses convictions, et que nous puissions retrouver un réveil de la citoyenneté et un sens des responsabilités individuelles. Alors la France pourra briller au firmament du monde ! ».

En essayant de contredire Saint-Exupéry et son fameux : « Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. » ?

Jean-Paul Delevoye / Pour la ré-invention d'un nouvel humanisme politique (intégrale)
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Commentaires

L'alliance des lobbies marchands et du politique, dont on voit l'expression caricaturale aux Etats-Unis, est en effet un grand danger pour la démocratie. Elle donne un visage totalitaire au libéralisme et débride totalement la puissance de la technique, qui est elle même aux mains de lobbies. Oui, il fait redonner sa place à l'humain dans la démocratie. Mais s'agit-il d'inventer un nouvel humanisme ou de réhabiliter le vieil humanisme de Montaigne (pas le think tank, l'ami de La Boétie).

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