Insoutenables inégalités

La crise sanitaire liée au COVID a-t-elle accentué les inégalités sociales à l’échelle mondiale, entre pays et au sein même de chaque société ? Ou, plus grave encore, a-t-elle mis au jour les failles des systèmes économiques, politiques, sociaux et environnementaux à l’heure de la mondialisation ?
C’est à cette dernière question, lourde de conséquences et d’enjeux, que cherche à répondre l’ouvrage de Lucas Chancel1 intitulé Insoutenables inégalités – Pour une justice sociale et environnementale.

L’auteur part du constat que la crise sanitaire du COVID a exacerbé les inégalités à travers le monde, autant en termes d’exposition (les « premiers de corvée ») que de moyens (accès aux soins plus difficile pour les populations précaires, d’autant plus dans les pays où la politique sociale est réduite). Et parallèlement, la richesse des milliardaires a augmenté de 3800 milliards d’euros entre fin 2019 et début 2021, alors même que la production mondiale a enregistré une baisse considérable. C’est sur la base de ce paradoxe que Lucas Chancel cherche à mettre en évidence les dysfonctionnements de plus en plus flagrants et insoutenables, autant socialement que du point de vue environnemental.

Pour l’auteur, différents facteurs peuvent expliquer ces inégalités. D’une part, la mondialisation depuis les années 1990 explique en partie la tendance à la hausse des inégalités, mais ne permet pas de comprendre les différences observées entre pays, qui dépendent des politiques développées par chacun. D’autre part, la libéralisation des marchés (mondialisation financière) a augmenté la taille des marchés et leurs rendements, mais les résultats ont été redistribués à une minorité (élite aux revenus mirobolants), ce qui a généré une concentration des revenus et du capital. Par ailleurs, l’affaiblissement de la justice sociale associée à celui des syndicats a contribué à l’augmentation des inégalités. Les mécanismes de pré-distribution (ex : salaire minimum) ont diminué là où les inégalités ont augmenté fortement. Ainsi, aux Etats-Unis, le salaire minimum est passé de 11,80 $ en 1968, à 7,25 $ aujourd’hui. De plus, les mécanismes de redistribution ont fortement chuté. D’une part les aides sociales ont baissé, d’autre part la fiscalité sur les hauts revenus a été massivement réduite. Elle est passée de 70% à 40% sur les 30 dernières années pour les pays de l’OCDE (en moyenne), de 80 à 40 % pour les Etats-Unis. Les inégalités ont augmenté le plus là où le taux d’imposition a baissé le plus (Etats-Unis, Grande Bretagne). En outre, la course à l’innovation technologique a induit une forte demande d’individus qualifiés qui ont bénéficié du gain de productivité, au détriment des autres salariés moins qualifiés. Enfin, les élites économiques représentant les intérêts du monde de l’entreprise parviennent à influencer de plus en plus les politiques publiques. Ces détenteurs du capital ont un pouvoir politique croissant et une incidence forte sur le reste de la société.

Luc Chancel met en évidence que ces inégalités économiques affectent toutes les dimensions du développement, remettant en question le caractère durable de la voie choisie : ces inégalités menacent non seulement les principes démocratiques, mais elles ont également un impact sur la santé, et contribuent à la dégradation de l’environnement vers une limite bientôt irréversible.

La justice sociale doit donc être réintégrée au sein de la réflexion sur le développement durable. En effet, d’une part les inégalités environnementales renforcent les inégalités socioéconomiques : la dégradation de la santé due à la pollution accentue par exemple la précarité. D’autre part, les individus les plus aisés ont une empreinte écologique plus élevée et par ailleurs ceux qui polluent le plus sont ceux qui subissent le moins de dégâts de la pollution qu’ils génèrent. Il y a donc une injustice en matière de responsabilité.

Mais pour replacer la justice sociale au cœur du projet de développement durable, il faut changer de modèle et entreprendre une transformation des politiques sociales et environnementales. Pour Lucas Chancel, pour concilier les deux objectifs, l’Etat social doit être repensé pour articuler la prise en charge des risques environnementaux avec les outils traditionnels de la protection sociale. L’objectif est d’évoluer vers un Etat social-écologique, avec des mesures qui font baisser les inégalités tout en protégeant l’environnement.

Dans cette perspective, l’auteur émet un certain nombre de propositions, en s’appuyant sur diverses expériences menées dans différents pays. Citons-en quelques-unes à titre d’exemples :

Mesures socioécologiques

Réseaux énergétiques : en Suède, dans les années 1970, les pouvoirs publics ont développé des réseaux de chaleur urbains alimentés par des énergies renouvelables, gérés par des organismes publics liés aux communes. Cette mesure a permis de baisser la consommation des ménages et l’émission de gaz à effets de serre, tout en revitalisant le service public (lutte contre le déclin du patrimoine public) et en contenant le capital privé.

Coopératives énergétiques : en Allemagne, des particuliers ont investi dans des coopératives de production d’électricité ou de chaleur (structures cogérées). L’accès à ce type d’investissement est facilité (100 euros par citoyen). La plus grande coopérative compte 38 000 membres et distribue de l’électricité à 34 000 clients. Au total, l’investissement citoyen est de 20 milliards depuis 2000. La puissance publique a largement soutenu le projet, par des taux préférentiels et un cadre financier stable. 

Mesures éducatives et de conseil

L’Etat doit développer des synergies entre les différents ministères et branches de l’administration (environnement, énergie, emploi, affaires sociales). En Suède, le calcul des aides sociales prend en compte les dépenses énergétiques, grâce à des conseillers sociaux qui évaluent ces dépenses énergétiques liées au logement, au transport. De même, en Allemagne, les aides destinées à l’énergie sont incluses dans le versement des aides sociales.

Financement de la réduction des inégalités environnementales

Une fiscalité écologique doit être mise en place à l’échelle mondiale. Outre la taxe carbone qui a été appliquée avec succès dans certains pays en l’associant à des mesures compensatoires pour les ménages les plus modestes, d’autres mesures peuvent être envisagées, par exemple une taxe sur les biens de consommation, notamment sur les billets d’avion, avec une taxation supérieure pour la première classe. Ainsi, un prélèvement de 20 euros sur un billet de 2ème classe, et 180 euros pour la 1ère classe permettrait de récolter 150 milliards d’euros. L’auteur propose également d’établir une taxe carbone aux frontières sur les produits importés en fonction de leur contenu carbone.

En se focalisant sur le PIB sans se soucier de la répartition des richesses ni de la pollution générée ou encore de l’appauvrissement de la sphère publique au profit d’intérêts privés, les sociétés modernes ont fait le choix de l’inégalité et entretiennent la crise environnementale. Pour autant, rien n’est figé, et il est encore possible de réagir, à condition de mener une réflexion profonde pour définir un véritable projet de société, pour une justice sociale et environnementale.

 

1 Lucas Chancel est économiste et enseigne à Sciences Po. Il est codirecteur du Laboratoire sur les Inégalités Mondiales à l’Ecole d’économie de Paris. Il codirige la World Inequality Database. Il est également chercheur associé à l’Institut du développement durable et des relations internationales. Il travaille sur les inégalités mondiales, l'économie politique de l'Union européenne et les enjeux de transition écologique.