Anti Bullshit

On a profondément tort de ne pas s'intéresser à la sémiologie, fondamentalement l'étude des signes. Très connue des communicants et des publicitaires, elle concerne vraiment tout un chacun. Il faut vraiment lire ce remarquable ouvrage d'Elodie Mielczareck, sémiolinguiste, intitulé Anti Bullshit.
Quel est le point commun entre l'affaire Benalla, le changement de nom de Total, la gestion des masques Covid par le gouvernement, le pouvoir d'achat "ressenti" et le greenwashing? Comme dit la 4ème de couverture du livre, "fake news, storytelling, nudge, post-vérité, langue de bois, bienvenue dans le monde merveilleux du Bullshit".
Pour ne pas utiliser en français de mots grossiers, nous proposons de traduire Bullshit par "n'importe quoi"…

Cet ouvrage, éminemment érudit, est très bien structuré. Chaque chapitre se conclut par une "boite à outils", permettant de comprendre et d'agir et une petite synthèse appelée "le bullshit en moins de 2 mn", résumant les concepts clés du chapitre.

Le premier chapitre entre au cœur de la langue, pour faire émerger les mécanismes linguistiques utilisés par le bullshit. On y (re?)découvre les 7 dimensions complémentaires des mots, des aspects physiologique à l'héritage, de la symbolique au levier de transformation. On montre explicitement les ambigüités du langage, les glissements sémantiques possibles, l'exercice du pouvoir par la parole. Des méthodes populistes au "rassurisme",  de multiples exemples de politiques, de journalistes sont cités. Comment détecter, s'y retrouver dans ces novlangues ?
On y apprend à distinguer :
- les niveaux sémantiques, avec les significations multiples des mots,
- syntactiques avec l'association des mots, pléonasmes, oxymores, euphémismes, …,
- pragmatiques, avec leur utilisations pour faciliter la relation, pour l'action, en tant que paradoxes, …
- stylistiques, par l'absence, …

Une étude de cas approfondie sert d'illustration à tout ça, la relation entre le PIB et le pouvoir d'achat "ressenti' (oxymore pour faire oublier le réel), de multiples exemples politiques sont cités.
La boite à outils explicite de façon opérationnelle 15 aspects du bullshit, on aborde en synthèse des aspects de langue de bois, d'injonctions paradoxales, de déni du réel…

Le deuxième chapitre traite du storytelling, l'art de raconter des histoires, et de ses usages.
Les 6 fonctions fondamentales sont rappelées : référentielle (le contexte), expressive (l'émetteur), poétique (le message), conative (le récepteur), linguistique (le code), phatique (le contact). L'auteure ajoute une 7ème fonction, magique ou incantatoire. Des exemples stimulants sont donnés pour tous ces aspects.
On aborde alors de nombreux aspects de nos communications. Intelligence des émotions et prises de décision sont étudiés dans leur rationalité (5%) et leurs irrationalités (95%). Peut-on faire du storytelling sans bullshit ?

Deux cas sont alors disséqués, dont celui, passionnant, de la publicité Dior avec Johnny Depp pour le parfum Sauvage. Ce cas est d'ailleurs repris, avec des analyses complémentaires, dans la conclusion de l'ouvrage.
La boite à outil décode pour nous des sémiotypes. Par exemple : le conquérant, le vigilant, le pragmatique, … et leurs expressions et storytellings de base.  On y décrit également l'évolution de la parole à la langue, de l'individuel au sociétal, des tics de langage aux codes langagiers, des langues normées aux discours référentiels.

On aborde alors le thème de la post-vérité. L'exemple de Donald Trump est largement utilisé ici. Quelle différence entre le menteur et le bullshitter ?
On pose alors la profonde réflexion philosophique du livre, le rapport de la vérité au réel.
Notre perception se fait à travers des filtres, de la sensation à l'intuition, nous verbalisons le monde à partir de nos attitudes.

Une étude de cas porte alors sur le changement de nom de Total vers TotalEnergies : changer les choses en changeant de nom ? Quelle est l'efficacité des symboles ? Cela peut-il refléter l'engagement ou est-ce du vent ? Quelle histoire inconsciente est racontée ?
Ensuite, un paragraphe analyse bien les origines, et quatre types archétypaux de langue de bois.

Le politique est interpellé, on parle de démocratie sous hypnose et de post langage. On y apprend comment mentir comme un homme politique, en 5 étapes.
Le sujet du lobbying comme fabrique de mensonges à l'échelle mondiale est très bien abordé, ainsi de comment on peut réécrire l'histoire…
La boite à outil va plus loin sur certains sujets, par exemple comment démêler vraie pensée complexe et enfumage. Est alors très bien étudié comment la langue peut être un acte de vérité, comment préserver la vitalité de la langue. Un petit questionnaire permet de montrer quelques "vérités" qui sont en réalité du bullshit.

On traite alors du nudge, ce "coups de pouce" qui exploite nos biais cognitifs pour nous amener à certains comportements. Est cité en exemple la tendance naturelle de nos cerveaux au complotisme. Qu'est ce qui fait sens pour notre cerveau ? Comment modifier le comportement d'in interlocuteur ? Comment jouer de métaphores et des analogies ?

Certaines modélisation de Lacan sont explicitées, relations signifiant/signifié, … Quelques études de cas explicitent dont la notion d'"allègement fiscal" pour les Républicains.
On revient alors aux fondamentaux du mode de fonctionnement cérébral, du reptilien au préfrontal en passant par le limbique, dont le rôle de la temporalité dans la construction de ces territoires cérébraux, illustré par des exemples.
La boite à outils nous arme vers la neuro-communication: création de tension, jeu avec l'auditoire, humour, nouveautés, ne pas essayer de convaincre, storytelling, appel au visuel et au symbolique, partage d'émotions, ….

On aborde alors un autre visage du bullshit : le digital.  La communication à distance se généralise. Est-ce que le non verbal va disparaitre? Un rappel est fait de certaines caractéristiques du non verbal, dans toutes ses dimensions, infra-linguistiques (rougeur, pupilles, …), linguistiques (tonalités de la voix, ..), kinésique (mouvements, positions,…), haptique (toucher), proxémique (distances entre personnes, …). Le Covid et ses masques a servi de révélateur, de nombreux exemples sont analysés. Ceci n'a pas été sans impact sur la notion de confiance en entreprise. Deux études de cas complètent le chapitre, sur ce qui permet aux fraudeurs de profiter en temps de pandémie, sur les néologismes et langue Covid en 2020/21
La boite à outils met l'emphase sur 12 commandements pour la communication à distance, sur les différences entre publicité et propagande.

Enfin, un visage clé du bullshit, le paradoxe, est étudié avec soin.
Il y a un fantasme de la pensée magique. Le symbolique prend trop de place. On en revient à Lacan, dont le modèle peut s'appliquer à l'entreprise:
- le "symbolique" est ce qui rassemble et réunit, s'observe dans les rites, les codes d'échange. Mais il peut y avoir hypertrophie…
- l'"imaginaire", c'est la "boite à fantasmes', les images qui nourrissent l'entreprise, son storytelling. Là il peut y avoir déficience…
- le "réel", ce sont les capacités à analyser les indicateurs factuels (veille technologique, concurrentielle, sociale, …), mais le risque est le déni…
L'utilité de cette modélisation est montrée dans une application aux gilets jaunes !
On traite alors plusieurs cas : la gestion des masques par le gouvernement, une analyse d'une affiche de Panzani, le cas du "greenwashing"…
La boite à outils nous arme sur des applications de l'analyse sémiologique, pour déceler des messages, penser systématiquement les signifiants, rendre visible les mythes cachés, etc.

Un chapitre aborde alors quelques approches pour réenchanter le monde, en renouant avec la langue poétique (de nombreux exemples stimulants et amusants dans ce cadre), deux trois études de cas étayent la théorie développée. 
La boite à outil incite là à révéler le langage poétique, à participer au mystère du monde, à savoir prendre un point de vue perspectiviste.        

La conclusion de l'ouvrage synthétise un certain nombre de points :   le bullshit est un post langage, cultive l'art de raconter, a des liens avec la post-vérité, permet le nudge et les manipulations comportementales, est favorisé par la digitalisation, se nourrit de contresens et de paradoxes.

Mais le réel existe et persiste, en dehors de nous. Il s'agit désormais de trouver et de faire s'exprimer, au-delà du bullshit, notre "raisonance".     

Cet article a été précédemment publié dans le n°19 (janvier 2022) de la revue Transversus de France Processus