Ukraine, réflexions et questions à chaud - VIII

Energie. On continue de suivre la scène énergétique dont les recompositions géopolitiques s’opèrent désormais dans la matrice de la transition énergétique qui provoque une accélération de toute chose.

L’embargo européen sur le pétrole russe livré par mer, et le renoncement volontaire de l’Allemagne à ses achats par pipeline, devraient potentiellement faire mal à la Russie (50% de ses exportations). Mais le baril flirte avec les 120$, il est au-dessus de 100$ depuis l’invasion. Même effet sur le gaz dont la baisse des exportations d’environ un tiers est compensée par des prix historiquement élevés.

Côté pétrole, l’OPEC+, sur qui rejaillit cette manne, ne fait pas grand-chose malgré la pression de Washington. Il y a une forte connivence entre la Russie et l’Arabie Saoudite (Lavrov à Ryad cette semaine). Elle dépasse probablement l’intérêt court terme des prix élevés, les deux pays sont unis par le régime et la culture de l’autoritarisme et de la ploutocratie.

Plus grave, il se peut que l’OPEC+ ne puisse pas grand-chose. Elle est à la peine depuis plusieurs mois pour délivrer la production planifiée et la période à venir devrait voir la demande remonter (transhumance estivale en Europe et sortie des confinements en Chine). C’est le vrai visage de la crise énergétique en cours, conséquence de l’agression russe : les limites et les difficultés physiques au rétablissement du marché sont considérables. Pour en rajouter, les observateurs alertent sur le risque de voir émerger un gigantesque trafic : du pétrole brut et du gaz russes achetés à des prix discountés (via la Chine, l’Inde ou la Turquie), raffinés ou mélangés par de acteurs hors UE et revendus au prix du marché à … l’UE.

Prix durablement élevés, risques de pénurie et d’impasse (un Canossa énergétique ?), nouvelles et délicates dépendances (Nigéria ? Algérie ?) : la pression sur les démocraties occidentales va monter. La crise provoque une accélération considérable du besoin de transformer notre mix énergétique. Personne n’est prêt face aux chocs de cette accélération. En sus des risques évoqués, on ne peut exclure celui d’une réduction autoritaire de la consommation par le pouvoir (sobriété imposée). Une telle évolution donnerait raison à un objectif central de la guerre hybride lancée par la Russie : acculer les démocraties à se renier

Transition toujours. Des projets somptueux de l’ère fossile sont désormais incertains. C’est vrai des investissements en Arctique central pour extraire le gaz et quadrupler la production de Gaz Naturel Liquéfié de la zone d’ici 2035 (140 MT). On sait désormais que les capitaux européens (dont ceux de Total Energies) ne seront pas d’une aventure autrefois présentée comme un développement majeur du futur énergétique mondial. Que faire d’autre part des gigantesques quantités de gaz russe dont l’Europe industrieuse faisait bon marché ? La Chine en prendra une part mais elle a son propre agenda, rivé sur l’objectif de neutralité carbone en 2060. Ses importations actuelles sont le dixième des importations européennes (15 contre 150 Mdm3) et rien n’indique des besoins de l’ordre de ceux des Européens. Dans tous les cas, inverser les flux d’Ouest en Est n’est pas trivial. La Russie devra faire des investissements colossaux pour rediriger son gaz vers le continent chinois ou le perdre.

Il se peut donc que l’on se dirige vers un démontage accéléré de l’énorme équipement de production et de transport de gaz qui solidarisait le continent européen à la Russie. Déjà, les actifs échoués se ramassent à la pelle et plus tôt que prévu. C’est résultat de l’improbable rencontre de la guerre et de la transition énergétique. C’est vrai de Nord Stream II (qui emporte avec lui un peu de l’ascendant de l’Allemagne sur l’Europe), comme des 4 Md d’euros récemment dépréciés par Total Energies pour les raisons décrites plus haut (renoncement au projet Artic LNG2). Si l’on ajoute l’abandon (déjà évoqué dans ces chroniques) des actifs russes d’autres opérateurs occidentaux on approche, à ce jour, de 50 Md d’euros de dépréciations. C’est beaucoup mais bien peu rapporté au coût estimé de la transition énergétique pour l’Union Européenne (11000 Md d’euros par décennie).

Une nouvelle fois, la guerre semble remplir sa mission téléologique, celle d’accélérer l’histoire ; c’est-à-dire qu’elle embarque dans sa dynamique un but qui dépasse son objet. Sans surprise, l’énergie fossile, bénédiction et calamité de nos sociétés, est son bras armé.  La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine remet en cause notre monde libéral qui présuppose que l’économie domine tout. Poutine a tué la poule qui promettait encore de nombreux œufs d’or. Son obsession impériale et identitaire détruit une synergie géoénergétique à laquelle l’ordre libéral-rationnel ne voyait que des bénéfices. Le tout est emporté par une vague de fond appelée changement climatique.

Faute de mieux, nous appelons l’ensemble de ces bouleversements l’histoire ou, plus pertinemment, la tragédie de l’histoire.

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