Ukraine, réflexions et questions à chaud. II

1. La guerre, la guerre toujours recommencée ! Ce n’est évident pas l’original du vers de Paul Valery[1]. Entendre sa belle musique allitérée ainsi détournée dit à la fois l’évidence de la guerre maintenant qu’elle est là et sa laideur. La guerre corrompt tout, elle recouvre le monde d’effroi là où la poésie nous rappelle qu’il faut tenter de vivre.  

2. Encore une fois, reprendre Clausewitz. Toute guerre est d’abord une épreuve de volonté.  Les formes de la guerre sont multiples et ses apparences trompeuses. Revenir à son essence comme le fait le stratège prussien permet de cerner la dynamique des conflits. Celui qui gagne l’épreuve de volonté trouve le triptyque magique : l’énergie profonde du peuple, la vision du stratège et le génie du chef de guerre capable de laisser cours à la libre activité de l’âme, c’est-à-dire s’extraire des manuels d’écoles de guerre pour oser la manœuvre gagnante.

Résumons : le peuple russe ne veut pas de cette guerre, au fond de lui-même il en a probablement honte. L’énergie profonde se résume à celle d’une clique. De l’autre côté, l’agression russe a transfiguré la nation ukrainienne. Le peuple puise sa volonté de résistance dans une révolte contre l’histoire, de celles qui font les grands accomplissements. Il n’accepte plus que la séculaire domination russe devienne une tyrannie.

Les commentateurs sont unanimes : la stratégie de Poutine est fondée sur des obsessions personnelles et mortifères qui nourrissent un esprit de revanche comme l’a bien dit le président de la République. La stratégie est désastreuse parce qu’aucune légitimé ne peut lui être attachée et que la riposte des autres acteurs sera à la hauteur de la faute.

Reste l’épreuve de volonté sur le terrain, la guerre en vraie et l’oppressant déséquilibre de la puissance de feu. Les spécialistes s’accordent à dire que l’armée russe ne brille pas et l’analyse de Clausewitz sur les deux précédents points l’explique sans doute en partie. On voit une grosse artillerie pataude, mal coordonnée avec ses appuis logistiques et aériens. Un effarant niveau de pertes rappelle l’indifférence du commandement russe au coût humain de la guerre. La faiblesse tactique de l’armée de Poutine est tragique car elle conduira à un acharnement de destructions. La résistance fera preuve d’agilité, c’est la caractéristique de ce type d’asymétrie mais cela ne suffira pas.

Car l’épreuve de volonté pose une autre question qui s’adresse directement à nous. Seules des forces de l’extérieur peuvent libérer l’Ukraine de l’invasion. Le refus de l’OTAN de s’engager dans une zone d’exclusion aérienne indique très précisément où se situent ses membres occidentaux sur l’échelle de volonté. L’armée française s’est préparée pendant des décennies à « casser du char russe », il lui en reste des équipements d’excellent niveau ; peut-on au moins les faire passer aux Ukrainiens ?

3. L’énergie est un fascinant miroir où chacun voit exposés ses hésitations, ses tropismes et ses intentions cachées. Les Européens ont ciselé les sanctions pour ne pas s’exposer, à court terme, à des pénuries. Ils semblent déterminés à se passer du gaz russe (et du pétrole ?) mais on ne se passe pas facilement de 1800 TWh d’énergie (gaz uniquement). Pour rappel un EPR de dernière génération a une puissance de 1650 MW, soit une production annuelle de 11 TWH (facteur de charge 75%). On cherche donc, grosso modo, l’équivalent énergétique de 160 réacteurs EPR pour remplacer le gaz russe. Pertinemment, les Allemands réfléchissent à maintenir leurs trois derniers réacteurs en activité…

La géopolitique de l’énergie restera passionnante. Les flux refusés par l’Europe partiront vers la Chine qui trouvera là une nouvelle justification à sa vision continentale des routes de la soie. Un Iran libéré des sanctions (il faut choisir ses combats) pourrait produire, et vendre, 2,5 M de barils par jour, seront-ils dédaignés ?

Mais le plus intéressant est peut-être l’abandon par BP, Shell et Equinor de leurs participations dans des entreprises publiques russes. Les revendre sera compliqué, on va donc vers une perte de valeur d’environ 25 Mds d’euros. Une lecture purement morale est peu convaincante. On aurait plutôt la tentation de reconnaître l’extraordinaire agilité du business à épouser les circonstances. Une lecture plus intéressante est de voir dans ces participations perdues les premiers stranded assets (actifs échoués) de la transition énergétique. Tous les grands majors ont pris conscience du péril, peut-être écologique, en tout cas capitalistique. Un rééquilibrage de leur portefeuille sous le coup des évènements n’est pas forcément pour leur déplaire.

4. Vous avez dit dénazification ? La divagation poutinienne n’a d’intérêt que pour éclairer ses motivations. Mais on peut revenir sur ce que dénazification veut dire[2]. Il s’agit du long effort d’éducation culturelle pour réformer la société et la démocratiser en profondeur fait par les troupes d’occupation - surtout françaises, les Américains se concentrèrent sur l’épuration administrative - en Allemagne de l’ouest et en Autriche après leur défaite. Il s’agissait de contraindre les élites vaincues à s’affronter au passé et de libérer les esprits du cadre de propagande qui mena à la catastrophe. Bref, le genre de choses qu’il faudrait à la Russie de Poutine. 

 


[1] La mer, la mer toujours recommencée !

[2] Sébastien Chauffour, Corine Defrance, Stefan Martens, Marie-Bénédicte Vincent (éd.), La France et la dénazification de l’Allemagne après 1945, Bruxelles, Berlin, Bern et al. (Peter Lang) 2019. 

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