Rompre avec un enseignement trop orthodoxe

En matière d’informatique et, plus encore de sécurité informatique, les besoins sont immenses. Pour y faire faceil nous faut rompre avec une approche trop orthodoxe de l’éducation.

L’enseignement d’abord. En France, il est trop normatif et privilégie les études généralistes, tournées vers les apprentissages académiques. C’est un modèle qui fonctionne bien pour la formation, des élites mais qui a du mal, à l’inverse de ce qui existe dans les pays anglo-saxons, à utiliser les capacités des jeunes aux profils atypiques.

Avec d’un côté l’université dont les formations sont trop académiques et de l’autre la plupart des  écoles d’ingénieurs dont la préoccupation majeure est de former les managers de demain et qui délaissent, de plus en plus, la partie purement technique, il n’y a plus de place pour tous ceux qui ont un peu de retard, qui sont "hors norme" ou qui ont un profil un peu particulier. Parmi ces "écartés" du système, il y a des jeunes, techniquement très bons qui ne trouvent pas leur place dans un modèle trop normé et qui, frustrés, vont notamment grossir les rangs des hackers. Ces jeunes sont certes incapables de manier des équations complexes mais ils ont une approche ingénieur et opérationnelle que les diplômés du top 5 ou 10 n’ont pas toujours. Les "inclus" du système, quant à eux, sont sélectionnés par des gens issus du même moule qu’eux. Ce qui induit un formatage des élites, une sclérose de la pensée et provoque des effets insidieux et pervers. Cette pensée scientifique et technique normée s’avère dommageable notamment pour l’innovation dans des secteurs où tout va très vite.

Les besoins. Ils sont criants dans le domaine informatique et, plus particulièrement, en sécurité informatique. Rien que pour le Ministère de la Défense, et l’Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information (ANSSI), les besoins sont estimés à 250 ingénieurs par an pendant 5 ans. 1 250 spécialistes, c’est bien plus que la capacité actuelle de formation de l’ensemble des écoles d’informatique. Or, cette situation de pénurie ne va pas s’améliorer pour deux raisons. La première tient à ce que d’autres ministères, notamment le Ministère de la Santé, mais aussi des entreprises commencent à prendre sérieusement conscience de l’enjeu de la sécurité informatique. La seconde à l’intrusion des grandes sociétés américaines, telles que Google, Apple…, qui commencent à chasser et à piller des sociétés – on peut citer HSC Consulting ou Sogeti – incapables de rivaliser avec les salaires proposés. D’où une hémorragie inquiétante de ressources rares et tout cela dans un environnement où les attaques vont croissant.

Cette situation, critique en France, se retrouve, peu ou prou, dans tous les pays occidentaux et ne peut être résolue par l’apport de ressources "étrangères", notamment indiennes ou chinoises. Avec le développement de l’économie numérique, l’informatique et la sécurité des infrastructures ne peuvent plus, pour des raisons éthiques mais aussi stratégiques, être sous-traitées par des non-nationaux. Chine et Inde ont, d’autre part, eux-mêmes des besoins croissants et ont tendance à vouloir "relocaliser" leurs spécialistes. Que faire pour inverser la tendance ? Où trouver les ressources nécessaires ?

Paradoxalement, la situation en France peut s’inverser rapidement si l’on a l’intelligence de puiser dans des viviers inventifs et créatifs qu’on a tendance à ignorer parce qu’on ne sait pas les gérer. Ces viviers, ce sont notamment les jeunes des banlieues et les communautés de hackers.

Pour cela, on devrait :

  • Briser le monopole d’une certaine forme d’orthodoxie qui sévit dans l’enseignement supérieur. Cette orthodoxie permet certes à une minorité d’avancer mais laisse sur le carreau nombre de jeunes talentueux inaptes à un académisme pesant. Il nous faut, comme les anglo-saxons savent le faire, multiplier les passerelles et permettre à chacun d’avancer à son rythme. En un mot, adapter l’enseignement supérieur aux individus et pas l’inverse. Prenons le secteur de l’informatique ou de la sécurité informatique. C’est un secteur plutôt masculin. Or, on sait que les garçons ont souvent un problème de maturité et ont besoin de « papillonner », de se chercher avant de se trouver. Malheureusement, notre système qui ne supporte pas le papillonnage, supporte allègrement le gâchis que constitue la perte en cours de route de tous ceux qui n’ont pas obtenu leur bac à 18 ans (ou avant 19 ans) !
  • Savoir réintégrer ces jeunes dans le circuit de la formation constitue un enjeu majeur. Cela peut se faire au travers de la formation continue ou de l’alternance. A condition que les entreprises jouent le jeu. Une part du grand emprunt devrait être accordée directement aux entreprises pour financer de la R&D et développer l’alternance.
  • Redéfinir de fond en comble la politique de formation des écoles d’ingénieurs qui doivent renouer avec leur modèle historique basé sur l’opérationnel et les métiers. Malheureusement, aujourd’hui, sous la pression de l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES), les écoles d’ingénieurs sont sommées de "copier" le modèle académique de l’université.
  • Accepter des modes de formation alternatifs en créant, par exemple, des écoles de techniciens accessibles sans le sésame du bac tout en permettant aux meilleurs de postuler à une carrière d’ingénieur. Après tout c’est le résultat qui compte et non les étapes qui y ont conduit.
  • Réduire le poids du diplôme qui a un coût exorbitant pour le pays et juger le jeune non sur ce qu’il a fait (le diplôme) mais sur ce qu’il est capable de faire, son degré de motivation... Ils sont nombreux, parmi les hackers notamment, à être très bons même s’ils ne présentent pas le sésame qu’est un diplôme reconnu. Autodidactes mais passionnés et ingénieux, la plupart peuvent en remontrer aux plus fins spécialistes sortis d’une école d’ingénieur même du top 5.
  • Valoriser le savoir-faire plutôt que le diplôme, tant au niveau des entreprises que des administrations en est le corollaire. En France, on ne sait pas encore faire. Deux exemples : un jeune brillant simplement diplômé d’un "BTS" s’est vu proposer  1 100 euros nets par mois dans une administration corsetée par une grille salariale trop rigide. Il a finalement  été embauché chez Karspersky antivirus où il gagne 8 000 euros. Un autre jeune hacker, sans même le bac, a créé sa société et travaille aujourd’hui essentiellement avec les Etats étrangers. Les exemples de jeunes motivés, créatifs, innovants de ce type sont légion. C’est donc aux administrations et aux entreprises françaises d’opérer une véritable révolution culturelle dans la gestion des ressources humaines et de se poser la seule question qui vaille : que peut-il m’apporter ?
  • Rompre avec le malthusianisme auquel conduisent certaines décisions. Prenons le cas des thèses. Le financement étatique n’est accordé que pour les étudiants de 25 ans et moins. Cela traduit un déterminisme odieux puisqu’on sait que l’évolution sans nuages dans l’avancement des études est fortement corrélée au milieu social. Celui qui doit travailler pour financer ses études a plus de risques de rater une ou deux années lors de son cursus que celui qui est pris en charge par papa/maman.
  • Il est également urgent de briser certains monopoles des universités au profit des écoles d’ingénieurs (alors que ces dernières voient leurs propres spécificités copiées et remise en cause par l’université), dans un souci de complémentarité correspondant aux besoins de la Nation : des chercheurs pour le vivier de connaissances à moyen et long terme, des chercheurs ayant une véritable culture ingénieur pour les besoins industriels (R &D) à court et moyen termes. Nous avons besoin de l’université mais aussi de  véritables écoles d’ingénieurs capables de relancer l’ascenseur social. La première mesure phare, urgente, est d’organiser cette diversité en permettant aux écoles d’ingénieurs de délivrer également le diplôme de thèse (création d’écoles doctorales dans les écoles d’ingénieur) pour renouer avec l’innovation industrielle qui a fait le succès brillant de la France durant les 30 glorieuses. Selon un rapport de certaines instances de l’Enseignement Supérieur en 2009 – malheureusement jamais rendu public -- plus de 54 % des thèses en sciences  dites « dures » (mathématiques, chimie, physique, informatique) sont obtenues par des étudiants provenant des écoles d’ingénieurs alors que seule l’université dispose d’un quasi-monopole – certaines écoles d’ingénieurs du Top 5 ont leur propre école doctorale. Avec pour effet de produire des thèses – certes excellentes – mais qui ne répondent plus aux besoins industriels de la France et restent difficilement accessibles aux profils plus vieux ou atypiques, ou sur des thématiques plus appliquées. De ce point de vue, le dispositif CIFFRE (financement de thèses par les industries avec soutien de l’État mais sous tutelle scientifique de l’Université) devrait relever des écoles d’ingénieurs.

Finissons-en avec un système qui laisse croire que celui qui n’est pas né au bon moment, au bon endroit, dans la bonne famille, avec les bonnes opportunités, est « fini » à 25 ans. C’est tout simplement intolérable ! Pour ma part, dans le laboratoire que je dirige, j’ai des étudiants qui font de d’excellentes thèses à 30 ans.

Eric Filiol est Directeur de la recherche de l’ESIEA

Article rédigé en collaboration avec Meriem Sidhoum Delahaye

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