Profilage et démocratie sont incompatibles

La France aborde deux campagnes électorales capitales, pour les présidentielles et les législatives. On surveillera beaucoup les temps de paroles et les financements. Surveille-t-on assez ce qui se passe sur les réseaux sociaux ? Sur Facebook et ses filiales ? Sur Google ?
Le Club des vigilants a décidé de mettre un accent particulier cette année sur les aspects concrets de la démocratie et sur la puissance excessive des GAFAM, les grands groupes d’internet. La question est au croisement de ces deux thèmes.

Un scandale un peu ancien, l’affaire Cambridge Analytica qui date de l’élection de Trump en 2016, mérite qu’on le revisite sous un angle nouveau : profilage et démocratie.
De l’affaire on a surtout retenu en effet que les données personnelles de nombreux américains avaient été volées sur Facebook. On s’est trop peu intéressé à leur usage : « profiler » précisément ces électeurs pour leur envoyer des messages répondant le mieux à leurs attentes.
Pour être plus précis le profilage correspond, d’après l’article 4 (définitions) du RGPD, le règlement qui protège les données des Européens à : « toute forme de traitement automatisé de données à caractère personnel consistant à utiliser ces données à caractère personnel pour évaluer certains aspects personnels relatifs à une personne physique, notamment pour analyser ou prédire des éléments concernant le rendement au travail, la situation économique, la santé, les préférences personnelles, les intérêts, la fiabilité, le comportement, la localisation ou les déplacements de cette personne physique ».

Le profilage, toléré quotidiennement de la part des grands GAFAM quand ils orientent nos recherches sur le net ou ce qu’ils nous font voir en fonction de nos intérêts devient-il intolérable lorsqu’il s’agit d’élections et de démocratie ? Après tout on pourrait dire que les candidats ont toujours fait du profilage grossier en essayant de faire plaisir aux chasseurs, aux fonctionnaires ou à tout autre catégorie de la population.

Pierre-Olivier Pielaet qui a consacré un livre à l’affaire Cambridge Analytica* estime qu’il y a bien problème. Il rappelle qu’«une élection dite ‘démocratique’ doit garantir deux éléments : L’autonomie – pour que l’individu puisse déterminer librement quel représentant portera sa voix au sein de la chambre – et le pluralisme ». Or, estime-t-il, « la manipulation par profilage et micro-ciblage porte atteinte à ces deux éléments fondamentaux en démocratie ».
Le pluralisme n’est pas respecté puisque seuls ceux qui ont recours à ces méthodes en bénéficient ; l’expression des opinions et des programmes est donc inégale.
Ensuite, concernant l’autonomie, les données permettent de connaitre l’individu et de construire un discours précis, ciblé, qui le manipule. Manipuler c’est dire quoi penser et dire quoi penser c’est priver de liberté et d’autonomie.
Deux exemples sont mis en exergue par l’auteur pour montrer la différence entre des méthodes traditionnelles de campagnes électorales (débat télévisé et porte à porte) et le profilage. Lors d’un débat télévisé, l’ensemble des candidats sont présents et s’expriment (normalement) de manière égale. Parlant devant l’ensemble des électeurs, ils tiennent un discours général qui ne peut être que grossièrement ciblé vers certains sous les yeux de tous. Qu’en est-il du porte à porte ? D’une maison à une autre, les idées des habitants sont différentes. Par conséquent, les candidats, à moins de connaître les occupants des habitations, ne connaissent pas leurs idées et ne peuvent individualiser le discours afin de manipuler l’électeur, estime Pierre-Olivier Pielaet.

L’affaire Cambridge Analytica - Facebook matérialise donc non seulement une atteinte au respect de la vie privé, mais aussi à la démocratie. Peut-être faudrait-il s’en inquiéter avant que la tentation d’utiliser massivement le profilage électoral ne devienne trop forte en France et en Europe.

*PIELAET Pierre-Olivier. Du profilage électoral en démocratie : quand l'affaire Cambridge Analytica interroge le droit à la vie privée et la liberté de pensée. Faculté de droit et de criminologie, Université catholique de Louvain, 2019

 

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