Foule, idées communes et autorité

Jacques Blamont souhaitait intituler l’un de ses derniers livres, consacré à l’intelligence collective à l’heure des réseaux sociaux, Je suis la foule. L’éditeur préféra un plus sage Réseaux !  La qualité de l’ouvrage[1] était intacte mais il me semble que Blamont capturait dans ces quatre mots la force d’une révolution qui, de technologique, est devenue anthropologique et politique.

Cette foule-internet a autant de puissance et de force transformatrice que la foule-démocratie portée par l’égalité jadis observée par Tocqueville. Une différence est que l’information y circule immédiatement ; c’est-à-dire, sans média, sans délai, sans intermédiaire. Cette circulation augmentée de l’information accroît la force des interactions sociales comme le frottement répété des matières produit de l’énergie. Le temps et la distance sont dissous dans des milliards de connexions quotidiennes ; ils étaient de précieux alliés du politique pour canaliser le social.

Ces évolutions entraînent une conséquence majeure : la dynamique de la foule-internet accélère la dissipation des idées communes. Les idées communes sont une notion clé de l’analyse de Tocqueville. Elle explique comment se maintient l’autorité dans une société où tous sont, en droit, semblables et égaux et poursuivent leurs intérêts particuliers. De même, Durkheim fera de la « conscience collective » le sujet de son étude sociologique : une force surplombante, souvent inconsciente au niveau de l’individu, qui tient la société ensemble. Les deux auteurs sont clairs : il n’y pas de vie sociale sans un certain nombre d’idées communes.

L’Etat et les institutions acolytes (administration, syndicats, partis, école) ont été de grands pourvoyeurs de cette autorité. Leur capacité à diffuser des croyances dogmatiques, « ces opinions que l’on reçoit en confiance mais qu’on ne discute pas » (Tocqueville) était forte. Autorité et légitimité avaient de larges zones de recouvrement. Tocqueville est lyrique, ces opinions n’étaient sans doute pas toutes reçues en confiance, l’important pour le système politique était qu’on ne les discute pas, ou pas trop.

Nos sociétés ont changé, beaucoup, depuis ces travaux canoniques sur la démocratie que leurs auteurs appréhendaient comme un phénomène neuf. Révolutions sociologiques et changements de régime se sont succédés, accompagnés de rudes compétitions et de polarisations dont certaines durent encore. L’adhésion aux croyances dogmatiques s’est faite plus exigeante au fur et à mesure du développement. Le libre-arbitre, pierre angulaire du projet démocratique, faisait foisonner les opinions jusque dans les marges et les extrêmes mais, nolens volens, un train d’opinions communes continuait de tirer l’ensemble

L’ère de la démocratie tocquevillienne a passé. La mondialisation, les réseaux sociaux et la foule-internet ont déplacé l’autorité et c’est irréversible. Une nouvelle représentation de soi et d’autrui se met en place. L’énergie du web donne une formidable expansion à une évolution commencée de longue date. Désormais l’identité remplace l’égalité comme force motrice. Francis Fukuyama a réalisé une étude magistrale de cette évolution[2].

La religion de l’identité qui succède à celle de l’égalité agit sur les communautés larges et abstraites de l’ère démocratique. Elle les fragmente en de multiples solidarités identitaires et communautaires qui, de plus en plus, se détachent des structures politiques et citoyennes jugées vagues et lointaines. C’est une tendance mondiale. La délégitimation institutionnelle - celle des institutions de l’âge démocratique-industriel- est partout. Elle va s’amplifier.

Conséquence attendue, ces dynamiques agissent sur le système électoral. Tandis que la majorité-autorité se dissipe les majorités électorales se paupérisent. Les blocs majoritaires s’accrochent aux votants (ceux qui s’expriment) comme l’ours polaire à sa banquise noyée dans l’eau autrefois solide. La polarisation, elle aussi mue par les forces du web, achève de défaire le système. On accuse le personnel politique, les partis, les médias. On promet de les corriger pour que tout redevienne comme avant. On insiste moins sur l’autre force de la dynamique : la dissipation de l’adhésion à leur autorité, non en réaction mais en révolution. Davantage un désintérêt qu’un rejet, comme si désormais les choses se passaient ailleurs. En bon physicien Blamont raisonnait en termes de forces et d’énergie. On pourrait le traduire ainsi : la masse de désintérêt aux idées communes est devenue ingérable dans le cadre politique existant. Une distribution totalement nouvelle de l’intelligence sociale est apparue, elle déborde les vieux canaux de régulation plus qu’elle ne les évite.

Le défi est terrible pour les autorités politiques des communautés nationales. Elles doivent gouverner une foule qu’elles n’intéressent plus. Le repli mondial que l’on observe sur l’autorité autoritaire (en opposition à une autorité morale) est la conséquence directe de cette évolution. La dissipation de l’autorité consentie, intériorisée par les individus, entraîne une crispation et un goût nouveau pour l’autorité contraignante, immédiate (sans médiation). La verticalisation du pouvoir est une tentative de rééquilibrage face à la perte de l’autorité démocratique au sens de Tocqueville. La tendance ne nous épargne pas. De façon très symptomatique, les questions d’autorité (souvent simplistes) dominent notre débat politique.

L’ajustement aux formes nouvelles de l’autorité prendra des années. Souhaitons que l’autoritarisme soit sa maladie infantile mais rien n’est moins sûr. Il est probable qu’il faudra travailler beaucoup pour garantir les libertés qui, chez nous, sont consubstantielles au projet politique. Démocratie participative, pouvoir local, communautés alliées aux réseaux sociaux, contrôle social, les tentatives sont nombreuses et pas toujours dans le sens souhaité. C’est là que doit porter notre vigilance.

Nous entrons dans le cycle de l’élection présidentielle. Ces questions seront à peine discutées. On ne leur trouve aucune valeur électorale autrement que sous forme d’anathèmes, d’incantations de la France éternelle et d’accusions de faiblesse. Pourtant elles interrogent le fondement de tout projet politique : où est l’autorité ? qui la détient ? en vertu de quoi ?

 


[1] Blamont, J. (2018). Réseaux ! Le pari de l'intelligence collective. Cnrs Editions

[2] Fukuyama, F. (2018). Identity: Contemporary identity politics and the struggle for recognition. Profile books.

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