Aujourd’hui l’Occident fait face à une compétition globale. La Chine, « l’autre face de l’expérience humaine » disait Malraux, veut imposer davantage sa vision du monde. La représentation cartographique qu’elle donne de la Terre où, in fine, se joue la compétition révèle beaucoup de son logiciel géopolitique et de ses arrière-pensées. Par ricochet, en décentrant notre regard, elle nous donne l’occasion de réfléchir à notre propre situation dans un monde en proie à de profondes transformations.
Toute projection d’une sphère sur un plan provoque des déformations. Le passage de trois à deux dimensions exige des choix, et donc des sacrifices. On garde soit les surfaces (la projection est alors dite « équivalente »), soit les angles et les formes (elle est conforme), soit les distances et les directions (elle est azimutale). On peut projeter la sphère sur un cylindre, sur un cône, ou sur tout autre surface développable. Il existe une infinité de solutions, il faut choisir ses priorités et les déformations qui en résultent. Pourvu que le référentiel de données soit valable (il l’est sans commune mesure depuis les satellites et le GPS), il n’y a pas de carte fausse. La transformation mathématique (des points du globe aux points du plan) opère en toute neutralité, selon les hypothèses retenues.
Nous, Européens, sommes habitués aux projections conformes cylindriques (type Mercator) qui font la part belle aux latitudes moyennes, les nôtres, avec l’Atlantique au centre. Des efforts ont été faits par l’Education nationale et les organisations internationales pour encourager des projections plus équitables (dites de « Peters » qui donnent davantage de place aux régions intertropicales) mais il est probablement juste de dire que nous restons attachés à des représentations qui projettent le monde tel que l’Occident le perçoit. Un monde que nous avons exploré et découvert et dont la représentation continue de véhiculer l’aspiration aux échanges et à une universalité qui nous ressemble, quitte à nous satisfaire d’une certaine virtualité quant aux surfaces et aux distances (le Groenland d’une superficie de 2,2 Mkm² représenté plus grand que le continent africain de 30,4 Mkm²).
Ce qui frappe d’abord dans la carte représentée ici (une projection azimutale) est la volonté de garder au globe une certaine unité en projetant à partir des deux pôles. Outre que cette représentation limite les déformations du deuxième pôle, elle place la Chine au milieu bien que techniquement la carte soit centrée quelque part dans l’océan Indien. On peut y voir l’idéal d’une harmonie universelle chère à la philosophie politique chinoise du Tianxia (« tout sous un même ciel ») décrite par le philosophe Zhao Tingyang[1].
Mais sa qualité essentielle semble de mettre en évidence l’ensemble euro-asiatique et africain, là où vivent 85% de la population mondiale, rapport qui ne fera qu’augmenter dans un futur proche. La représentation dégage la continuité physique de cet ensemble dont les flux se distribuent par l’océan Indien (une des rares zones de projection maritime de la Chine dans l’histoire) et par le continent avec les infrastructures terrestres des Nouvelles routes de la soie.
La carte aide à saisir la cohérence géographique et le potentiel de ce projet d’échelle continentale dont la mise en œuvre entraine une multitude de transformations à l’échelle locale. Il ne s’agit pas seulement d’abolir les distances (la ligne Chongqing/ Duisbourg traverse 11200km en 16 jours, au lieu de 40 par la mer) mais de libérer la force de gravité de la nouvelle puissance chinoise. A la différence du transport maritime, point à point, en haute mer libre de circulation, le transport continental exige de multiples étapes à travers des dizaines de pays. Rendre ce système cohérent nécessite une trame d’infrastructures et de régulations dont Pékin entend prendre la direction. Les asymétries, dépendances et autres influences qui en découlent reflètent en creux les nouveaux rapports de puissance créés par la gigantesque accumulation de capital physique et de capital humain (éducation) réalisée par la Chine ces dernières décennies.
La carte permet de saisir l’avantage que représente la continuité continentale avec les sources d’énergie, notamment les immenses champs gaziers d’Asie centrale et de Russie pour lesquels de nombreuses infrastructures sont déjà en place. Alors que se profile la crise ukrainienne, la géographie donne aussi l’explication de la résilience de la Russie aux sanctions occidentales : une intégration croissante à cette zone centrale asiatique et la capacité de la Chine à compenser leur impact.
Côté océanique, la ceinture de feu du Pacifique (fosses des Mariannes, du Japon et des Kouriles) est particulièrement soulignée (trait bleu foncé), comme une limite du monde utile. C’est aussi sur cette ligne que se situe l’importante base américaine de l’île de Guam. On y lit presque un message à l’égard du rival américain : « pas plus loin ». Cette carte est celle d’une puissance continentale, obnubilée par l’encerclement et la défense de ses approches qui, d’ilots artificialisés en flottilles de pêche militarisées et autres sous-marins d’attaque, construit dans son environnement maritime une nouvelle grande muraille. L’immense Pacifique (161 Mkm²) n’est pas occulté mais il n’est pas central, les Chinois ne sont pas un peuple de marins. On cherche en vain l’Indopacifique, concept géopolitique en vogue qui doit resserrer les rangs occidentaux. La mer de Chine (3,5 Mkm²) apparait pour ce qu’elle est, une Méditerranée asiatique selon l’expression du chercheur François Gipouloux[2]… très éloignée de la puissance maritime - les Etats-Unis- qui prétend la régenter.
Le reste du monde est à la marge de ce vaste ensemble. Le Japon est face au continent (Chine, Russie) et dos à l’immense Pacifique qui semble davantage une menace qu'une opportunité. Les Etats-Unis sont, au sens propre, isolés, c’est-à-dire placés dans une position insulaire. L’Amérique du Nord est coupée de l’Amérique latine (subtil rappel du clivage nord sud) qui malgré la distance semble prolonger l’arc de cercle Afrique-Asie. La carte rappelle à l’Australie la tyrannie de la distance et son isolement dans un hémisphère sud dont le vide impressionne. Si ce n’est l’imposant continent antarctique (14 Mkm²) dont on ne sait si la prédominance visuelle recèle une vision pour le futur où la volonté de faire symboliquement dominer le Global South, concept du chercheur d’origine indienne Amitav Acharya qu’affectionne Pékin.
L’Europe est renvoyée à sa géographie primaire de péninsule du continent asiatique. Sans faire crédit aux arrière-pensées des cartographes chinois il n’est pas inutile de réfléchir à partir de ce point de vue tant l’intérêt de la géographie est d’abord de rappeler la permanence des éléments physiques. Nous sommes partie d’une communauté atlantique mais, là, les flux sont essentiellement virtuels (financiers, technologiques, culturels). Les flux physiques dont l’Europe est tributaire (énergie, minerais, composants, marchandises, immigration) sont tous originaires de l’ensemble Afrique-Asie rendu central sur cette carte. C’est une fragilité tant les puissances continentales cherchent à peser par leur masse et leur proximité et instrumentalisent les flux physiques; la Russie et ses acolytes, champions en la matière, en donnent de fréquents exemples. Ce sont aussi des opportunités et l’autonomie stratégique voulue par le président Macron pour l'Europe se joue d’abord ici. Personne n’aidera l’Europe à préserver ses intérêts dans ses relations avec les deux gigantesques ensembles que sont l’Asie et l’Afrique, et certainement pas les Etats-Unis dont l’inévitable rétrogradation accélérera l’insularité et le repli sur leurs intérêts nationaux.
[1] Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, Editions du Cerf, 2018
[2] François Gipouloux, La Méditerranée asiatique, XVIe – XXIe siècle, CNRS Editions 2009
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