Ukraine, comment vaincre la résistance de Poutine à la modernité ?

Les analyses abondent et convergent pour dire que Poutine s’enfonce dans la guerre. A défaut d’avoir l’initiative miliaire, il pousse les feux sur les fronts de la guerre hybride (pseudo-annexions, menace nucléaire, gazoducs/ énergie) qui ne peuvent rien si ce n’est aggraver sa fuite en avant. Sur le terrain les choses accélèrent. L’armée ukrainienne avance avec détermination et efficacité, elle pousse l’armée russe dans la spirale de l’échec, c’est-à-dire l’accumulation de mauvais réflexes et d’erreurs. Le pari de la mobilisation est douteux. Dans La conduite de la guerre[1], le major Fuller, grand théoricien britannique de la guerre, décrit l’armée russe face à l’armée allemande en 1941. Leur tactique [celle des dirigeants soviétiques] était restée ce qu’elle avait toujours été, de lents mouvements d’avance et de recul d’hommes irréfléchis : foules de soldats en troupeau et proies tentantes pour les tigres blindés allemands. Difficile de ne pas voir, aujourd’hui, une continuité avec l’envoi au front, sans aucune préparation, des nouveaux conscrits. Pire, l’échec charrie les plaies des armées en déroute. Combien de civils ukrainiens exécutés sommairement trouvera-t-on sur le bord des routes de la débâcle ?

Au Kremlin, désormais, les ultranationalistes ont la main. Ils nous régalent de shows télévisés « Potemkine » et de déclarations divagantes et sinistres[2]. Les annexions ont mis fin à tout espoir de négociation. L’Ukraine n’envisage plus autre chose que la victoire, c’est-à-dire la libération de son territoire dans les frontières internationalement reconnues. Le pouvoir russe n’affiche plus aucun but réaliste (qui rend des négociations possibles) et semble envisager avec allégresse un combat millénariste et apocalyptique contre l’Occident.

La diatribe antioccidentale de Poutine célébrant l’annexion des quatre oblasts ukrainiens éclaire une nouvelle fois l’une des forces profondes du conflit, celles qui alimentent l’incendie, par-delà les prétextes utilisés par la propagande. Tant que l’énergie de ces forces ne sera pas dissipée, le conflit ne trouvera pas d’issue. C’est quasi physique. Dans ce cas, il s’agit d’un refus profondément ancré du modernisme, c’est-à-dire le refus de s’ouvrir aux mœurs nouvelles et aux échanges qui naissent et prospèrent avec la sophistication des sociétés et qui ne vont pas sans un certain inconfort.

Le discours poutinien et la propagande ont un fil rouge : la Russie doit rester en dehors de la « corruption moderne ». Il est dès lors frappant de voir les similitudes avec l’Allemagne et le Japon dans leur période impériale (qui englobe mais dépasse les deux guerres mondiales), deux pays obnubilés par une résistance culturelle, puis politique, puis guerrière, à la « modernité ». En Allemagne, ce fut d’abord le débat de la « Culture » et de la « Civilisation ». La Civilisation représente ce qui est rationnel, prosaïque, le scepticisme, la démocratie bourgeoise et confortable tandis que la Culture, plus primaire, tire son énergie de la partie sombre de la nature humaine et génère des sentiments plus intenses et donc plus de « pureté » et de force. Il y a dans les discours pseudo virilistes des propagandistes russes l’idée que les démocraties sont castrées, domestiquées, obnubilées par le confort égoïste de chacun et les droit des minorités. Sans surprise, les plus extrêmes romantisent la guerre et affichent leur mépris des faibles. Ils ridiculisent la démocratie et l'humanitarisme dans des tombereaux de grossièretés.  Sur le terrain, la soldatesque exalte sa bestialité. Le mal dont il faut se protéger est personnifié par les Etats-Unis, comme à l’époque du nationalisme völkish. Poutine a des griefs géopolitiques mais avant tout il rejette une civilisation moderne qu’il s’acharne à prêter au seul Occident.

Cette attitude est difficile à combattre parce que, une fois la phase de confrontation déclenchée, elle est mue par une sorte de course à l’abîme et les exemples historiques de résistance autarcique aux forces de la modernité se sont soldés par des désastres cataclysmiques. Les appareils étatiques responsables du désastre furent liquidés. Les peuples furent libérés, dans la douleur, du culte mortifère du passé.

Pour les Russes les perspectives poutiniennes sont sinistres parce qu’il arrive un point où l’autarcie culturelle va de pair avec d’immenses sacrifices. Le soutien de l’Iran et de la Corée du Nord est à cet égard frappant. Ces Etats partagent une caractéristique essentielle : ce sont des sociétés quasi-militarisées qui se sont privées des moyens de développer, à la fois, une société civile de confort et une puissance militaire. La Russie minée par les sanctions et constamment dépendante de la technologie des autres va (re)devenir une grande caserne. Cette configuration est loin d’être étrangère à son histoire[3]. Dès avant la « mobilisation partielle », les lois s’accumulaient qui permettaient de réquisitionner les travailleurs.

L’analyse d’un conflit à partir de ses forces profondes est terrible parce qu’elle conclut généralement à l’extension de la confrontation. Aucune victoire tactique n’eut été acceptable face à l’Allemagne nazie ou le Japon impérial. Il fallait anéantir le ressort belliqueux et curer les appareils d’Etat des milliers de fonctionnaires et de propagandistes qui avaient pris part au désastre. Il fallait une victoire totale pour sidérer la société et lui permettre de partir sur de nouvelles bases. Nous en sommes-là. Seule la victoire stratégique est une option. « Pour sauver la Russie, il faut la vaincre » dit Alfred Koch, économiste et ancien vice-premier ministre russe[4].

 


[1] La conduite de la guerre, J.F.C Fuller, Editions Payot, 1963 pour la traduction française.

[2] Comme celle-ci du journaliste Vladlen Tatarskiï qui tweetait en écoutant Poutine : « nous allons vaincre tout le monde, nous allons tuer tout le monde, nous allons voler  tout ce que nous aimons. », citée par Le Monde le 1er octobre.

[3] Après la fin de la guerre civile (sur les Russes Blancs en 1920), le pouvoir bolchévique soumit le peuple à une véritable « militarisation du travail », affectant les paysans et les ouvriers, tels des soldats, aux divers « fronts de production ». La contamination de la vie civile par la guerre amena, en toute logique, la confusion entre ennemis intérieurs et ennemis extérieurs.

Voir les travaux de Stéphane Courtois Communisme et Totalitarisme, Perrin 2009 et l’article de Nicols Werth, La société et la guerre dans les espaces russe et soviétique, 1914-1946, dans la revue Histoire, Economie et Société, année 2004, volume 23.

[4] https://desk-russie.eu/2022/09/30/pour-sauver-la-russie.html?utm_campaig...

Share

Ajouter un commentaire