Ukraine, les fils rouges de la diplomatie française et le risque du compromis

En deux temps, la proposition d’une Communauté politique européenne dans laquelle on logerait l’Ukraine pendant les « décennies » nécessaires à son entrée dans l’UE et l’affirmation qu’il ne faudrait pas « humilier la Russie » lors du règlement du conflit, le président Macron semble avoir retrouvé les fondamentaux de la diplomatie française.

La première ligne de force est un soupçon durable quant à la légitimité et aux aspirations d’une Ukraine souveraine et indépendante. Depuis le refus d’en faire un nouvel Etat-nation issu de l’éclatement des empires lors du règlement de la Première Guerre mondiale, jusqu’à « l’indifférence des élites parisiennes[1] » vis-à-vis du nouvel Etat issu de l’éclatement de l’URSS en 1991 en passant par la promotion, en 2015, des accords de Minsk II dévastateurs pour la souveraineté ukrainienne, la diplomatie française a souvent traité l’Ukraine comme un problème et une dérivée seconde de sa relation avec la Russie.

Car c’est la deuxième ligne de force : garder la Russie, quels que soient les avatars de son régime politique et son agressivité, comme un allié de revers ou un contrepoids face aux puissances que la France seule ne parvient pas à équilibrer. Ce fut vrai de l’Allemagne ennemie jusqu’en 1945, puis pour retrouver de l’espace face aux Etats-Unis pendant le duopole de la guerre froide et encore, de nouveau, après 1945, face à l’Allemagne vaincue pour équilibrer, voire brider, sa puissance industrielle. L’optimisme du début des années 1990 poussa le curseur. Le projet de Confédération européenne, imaginé par le Président Mitterrand, prévoyait de mettre fin à la présence militaire américaine sur le continent afin que « l’Europe rentre chez elle ». C’était ni plus ni moins offrir à la Russie le co-pilotage de la réunification du continent européen et laisser libre cours à l’objectif cardinal du Kremlin depuis 1945 :  couper l’Europe de l’alliance américaine afin de l’installer dans un tête-à-tête inhibiteur face à la menace de l’arsenal russe. Le reste de l’Europe, à commencer par les ex- « pays frères », fut unanime pour refuser de s’engager sur cette voie. La France fut durablement isolée.

La troisième ligne de force concerne l’Europe que la France conçoit traditionnellement comme un levier pour la réactivation de sa propre puissance. Sous cet angle, la perspective d’une adhésion rapide de l’Ukraine à l’UE a de quoi déplaire. Elle aggraverait considérablement la dynamique pro-Atlantique ouverte avec l’élargissement de 2004. Un bloc réunissant la Pologne (devenue la tête de pont de l’alliance américaine) et l’Ukraine (a fortiori une Ukraine parée de la victoire) changerait profondément l’équilibre européen. Elle réduirait d’autant l’appétence pour une Europe souveraine et puissante, sans compter le clivage libéral/ conservateur à propos des mœurs. La garantie américaine serait recherchée avant toute chose et deviendrait le principal facteur d’unification ; tendance déjà aggravée par le début de substitution du GNL américain au gaz russe et par l’entrée de la Suède et la Finlande dans l’OTAN dont le périmètre se confond un peu plus avec celui de l’UE.

Le positionnement qui découle de ces lignes de force est à la mesure de nos moyens, ceux d’une puissance qui ne peut pas changer la donne et qui joue de son « indépendance » pour retrouver des marges de manœuvre. Inévitablement, ils conduisent à récompenser le pouvoir en place à Moscou. L’accueil de Poutine dans la prestigieuse galerie des batailles, à Versailles, puis à Brégançon après l’annexion de la Crimée pourrait en devenir l’exemple symbolique. Si le jeu est acceptable par temps calme, il est malgré tout dangereux avec un acteur qui refuse de jouer avec les règles internationales et dont on comprend aujourd’hui qu’il n’a pas renoncé à un projet impérial agressif.

Le Président Macron a-t-il ces fondamentaux en tête ? La France participe à l'effort de guerre mais le couplet présidentiel sur l’humiliation a donné l’impression qu’il se souciait d’abord des intérêts de l’agresseur russe dans la perspective d’un règlement du conflit[2]. Plus profondément, il indique que la position française reste calée sur la recherche d’un compromis. Tout indique que c’est l’Ukraine qui ferait les frais d’un tel compromis, à commencer par des pertes de territoires. Il est aussi probable que cela ne règlerait en rien l’hostilité fondamentale qui oppose désormais le pouvoir poutinien à l’Ukraine et à l’Occident.

Plus profondément il y a au moins trois raisons de ne pas entrer dans une telle logique.

La première est que Poutine et le clan qui le soutient mènent une guerre à outrance (un blocus maritime - un acte de guerre- et la prise en otage de l’alimentation d’une partie de la planète ; des destructions systématiques, sans justification militaire ; des viols et barbaries en tous genres contre des civils mais les honneurs pour le régiment responsable des exactions de Boutcha, etc. etc.). Une guerre à outrance oblitère sérieusement les chances d’arriver à un accord acceptable, par ailleurs moralement difficile à justifier.

La deuxième raison est que de facto, la Russie a enjambé le seuil nucléaire. La manœuvre ukrainienne est accompagnée de notifications verbales et parfois physiques très explicites (tests de missiles nucléaires). Les spécialistes disent qu’elle exerce une sanctuarisation agressive[3], c’est-à-dire qu’elle mène son agression à l’abri de la menace nucléaire sur l’air du « laissez-moi faire ou je fais un malheur…nucléaire ». Il s’agit d’une évolution considérable du jeu international auquel les Occidentaux doivent répondre sauf à abdiquer bien d’autres souverainetés dans l’avenir et à inspirer d’autres puissances hostiles ou révisionnistes.

La troisième raison est à la fois morale, économique et pratique. On commence à accréditer l’idée que « l’Europe paiera ». Voulons-nous payer pour la reconstruction de l’Ukraine alors que la Russie continuerait d’amasser les revenus de ses exportations d’énergie ? Un règlement durable du conflit devra faire le lien entre les revenus du gaz et du pétrole et la reconstruction.  Cette rente énergétique et elle seule a donné à Poutine les moyens de son agression. L'actuelle flambée des prix lui donne des moyens supplémentaires qu'il ne se cache pas d'utiliser pour poursuivre. Cette rente doit être confisquée, en partie et temporairement, pour réparer les dégâts causés. Il est impossible d’imaginer un quelconque compromis sur le sujet avec le pouvoir en place.

Les Etats-Unis ont fixé leur but de guerre : infliger une défaite « stratégique » à la Russie de Poutine. Si l’objectif reste flou et ambigu à bien des égards il embarque un potentiel de transformation qui semble seul à la hauteur de la situation. La refondation de l’équilibre et de la sécurité de l’Europe, et sans doute du monde, ne peut se faire qu’avec une Russie débarrassée du poutinisme. Seuls les Etats-Unis ont les moyens de mener ce combat. La France doit y prendre sa place, sans compromis.

 


[1] Voir le témoignage de Philippe de Suremain, diplomate français, dans Nicolas Dufourcq (dir), Retour sur la fin de la guerre froide et la réunification allemande, Odile Jacob, 2020

[2] Il sera bientôt le seul chef d’Etat occidental à ne pas avoir manifesté sa présence en Ukraine (on compte la visite de la first lady), lui qui passa six heures en tête à tête avec Vladimir Poutine la veille de la guerre, sans rien obtenir. Et puis il y a ce langage étonnamment déférent qui évoque toujours le Président Poutine comme on évoqua hier, trop longtemps, le chancelier Hitler.

[3] Voir, https://www.ifri.org/fr/publications/briefings-de-lifri/premiers-enseign...

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