Témoignages pour l’histoire et histoire immédiate.

Nicolas Dufourcq publie un passionnant livre de témoignages sur la réunification allemande et la fin de la guerre froide[1]. Les événements des années 1989-90 furent exceptionnels à plus d’un titre. Dans de complexes rapports de causalité ils furent entremêlés à des dynamiques de long terme qui pour certaines se continuent aujourd’hui. La disparition de l’URSS, l’accélération de la dynamique européenne ou l’actuelle remise en cause des équilibres de sécurité européens en font partie.

Les témoignages, complétés par l’éclairage de l’historien Dominique Bozo et de riches annexes documentaires, couvrent l’ensemble de ces événements. Ils ne contiennent pas d’éléments nouveaux dans le sens où les faits et l’enchaînement des circonstances sont maintenant bien connus. Mais ils livrent une multitude de points de vue et de nuances dans l’interprétation extrêmement intéressants. On perçoit, par exemple, la profondeur de la réconciliation entre l’Allemagne et la Russie qui suivit la réunification, clé de lecture fort pertinente pour la suite. « Even now it is with Germany that we have a common language » dit Anatoli Adamichine, négociateur du traité de réunification côté soviétique.

L’ouvrage permet de réfléchir aux conditions qui permirent la réussite de changements d’une telle ampleur, configuration historique qui n’est pas si fréquente. Si le mouvement vers la fin du communisme et la réunification furent impulsés par les peuples (« nous sommes le peuple » devenu en quelques jours « nous sommes un peuple ») ce sont les appareils étatiques, dirigeants et diplomates, qui menèrent le processus à son terme de façon pacifique. Le format des négociations fut réduit aux deux Allemagne et aux quatre puissances victorieuses (dans cet ordre-là, 2+4) qui conservaient des droits sur l’Allemagne dans son ensemble depuis 1945. Le Traité portant règlement définitif concernant l’Allemagne, signé le 12 septembre 1990 à Moscou, fut pensé comme un « anti Versailles », le règlement de la 1ère guerre mondiale qui avait humilié l’Allemagne. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un traité de paix qui aurait ouvert le droit aux réparations, poison que des forces nationalistes agitent parfois encore (Grèce, Pologne). On chercha des succès sans vainqueurs et des équilibres qui permettaient de construire l’après-guerre froide. Il y eut beaucoup d’intelligence collective et d’intelligence tout court et c’est une force de l’ouvrage de montrer comment la confiance fonctionne à ce niveau d’enjeux et de négociations. Bertrand Dufourcq, directeur politique du Quai d’Orsay, fut, à ce titre, le négociateur français du traité de 1990. Le livre rend hommage aux qualités personnelles et professionnelles de ce grand diplomate, capable de conserver cette confiance et de maintenir le cap sur les équilibres stratégiques au travers les multiples détails et aléas des négociations.

Ce fut aussi le résultat d’une génération de dirigeants qui comprit qu’il fallait se couler dans le sens de l’histoire et ne pas l’empêcher. Le leadership américain fut essentiel mais celui sans qui rien n’eut été possible fut Michaël Gorbatchev. Le dirigeant soviétique avait conscience d’être au point de rupture du projet de 1917 et son plan de transformation de l’URSS nécessitait de mettre fin à la confrontation avec l’Ouest. La palette de témoignages dessine un dirigeant idéaliste, convaincu de pouvoir sauver le communisme ─y compris dans les pays de l’Est ─, qui perdra le contrôle sur la réunification et sur l’URSS en quelques mois.

Cette accélération des événements frappa les témoins de l’époque (fin 1989, Kohl ne croit pas à la réunification avant plusieurs années !). Il n’est pas simple de comprendre pourquoi l’histoire s’accélère. Dans ce cas, le délitement de l’URSS semble avoir été la principale force d’accélération. Du risque de famine évoqué par Gorbatchev avec Kohl et la dépendance croissante au cash ouest-allemand, en passant par l’initiative, en novembre 1989, d’un membre du comité central (Valentin Faline) que Gorbatchev ignorait et qui était très en avance sur la position soviétique (une confédération entre les deux Allemagne), jusqu’aux diplomates brejnéviens totalement dépassés dans les négociations : le livre fourmille d’indications sur l’effondrement d’un système qui paraissait encore puissant et dont peu envisageaient la disparition à court terme.

Malgré la volonté d’équilibre il y eut des gagnants et des perdants. Dans la première catégorie, l’Allemagne qui retrouva, immédiatement, dans les frontières issues de la guerre, une souveraineté totale avec un ancrage solide dans le camp occidental. Les Etats-Unis qui firent de l’intégration de l’Allemagne réunifiée dans l’Alliance Atlantique et l’OTAN, gain stratégique majeur à leurs yeux, leur objectif cardinal de négociation. La France fut davantage focalisée sur la stabilité du continent et la solidité du règlement juridique afin de prévenir toute contestation ultérieure ; à propos, notamment, de la frontière germano-polonaise qui fut l’acte de bravoure de la diplomatie française face aux ambiguïtés électorales d’un chancelier Kohl attentif aux voix du Bund der Vertriebenen, le représentant les Allemands expulsés des territoires perdus en 1945. La France fit confirmer l’interdiction des armes ABC (Atomiques, Bactériologiques et Chimiques) pour l’Allemagne réunifiée (ce qui permettait de maintenir la supériorité nucléaire française) et obtint que le règlement ne fasse aucune entrave à la construction européenne, en matière de défense notamment.

Tout le monde s’accorde à placer Londres dans la catégorie des perdants (étonnant archaïsme antiallemand d’une Margaret Thatcher en bout de course) dont l’unique but de négociation positif était de ne pas déstabiliser Gorbatchev et qui ressentit amèrement une triple perte de statut : la fin de ses droits de puissance victorieuse sur une Allemagne divisée, davantage de construction européenne et l’accession de Berlin au rang de premier partenaire des Etats-Unis dans l’Alliance atlantique. Et, bien sûr, Moscou qui subit un effondrement stratégique, évident si l’on se reporte à ses buts de négociation initiaux : période transitoire de plusieurs années pendant laquelle la souveraineté de l’Allemagne serait limitée, pas d’intégration dans l’OTAN, stationnement parallèle de troupes soviétiques et occidentales. Les dirigeants soviétiques souhaitaient également la mise en place d’un système de sécurité pan-européen (disparition ou profonde transformation des alliances ; organe commun d’observation des conflits), système d’ailleurs pas très éloigné de certaines propositions européennes, notamment françaises ou de la position du ministre allemand des affaires étrangères de l’époque, H.D. Genscher, également inspirateur de l’Ost Politik dans les années 70.

Car un autre intérêt de ces témoignages est de rappeler l’importance des accords d’Helsinki (dont le négociateur pour la France fut Jacques Andréani) et leur continuité avec les événements de 1989-90 : « it was the common diplomatic culture of the six political directors » dit Martin Ney, conseiller juridique de la délégation allemande. Ce long processus diplomatique fut bâti par les Soviétiques et les Européens pour dépasser les conséquences de la guerre. L’acte final (1975) entérinait les principes fondamentaux sur lesquels les textes de l’année 1990 furent fondés : intangibilité des frontières, évolution pacifique, jusqu’au libre choix des alliances qui permit à Gorbatchev de sauver la face lorsqu’il dut accepter l’adhésion de l’Allemagne réunifiée dans l’OTAN. Ce rappel est important car il y avait là la quintessence d’un projet européen de réconciliation et de coopération pacifique avec l’URSS. Vision que l’on retrouve dans l’éphémère projet de Confédération européenne annoncée par le Président Mitterrand lors de ses vœux de 1990. Le projet, qui envisageait la réunification purement européenne du continent (« l’Europe rentre chez elle »), rencontra très vite l’hostilité fondamentale de Washington et des pays de l’Est à toute solution de sécurité sans les Etats-Unis et l’OTAN. L’échec de cette initiative entraina un isolement, qui dure encore, de la diplomatie française sur la question de la sécurité européenne.

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Finalement, c’est non seulement le projet mitterrandien mais l’évolution dessinée au début des années 90 qui seront battus en brèche par une politique américaine plus offensive recouvrant à la fois la « vision Fukuyama » d’un ordre libéral dont les principes seraient inspirés par les Etats-Unis et la recherche de de nouveaux gains stratégiques à travers l’extension de l’OTAN ; politique aggravée par l’évolution antilibérale et antioccidentale propre à la Russie et la passivité de l’Europe quant à sa propre sécurité.

Enfin, côté histoire, les témoignages et la mise au point de Dominique Bozo sont clairs sur la politique française. Malgré la surprise et la prudence parfois teintée de méfiance face à l’accélération des événements (désastreux sommet de Strasbourg en décembre 1989) il n’y eut pas d’obstacle à la réunification côté français, très vite considérée comme inévitable et légitime. A partir du début 1990, il y eut un soutien sans faille pour une réunification dans le camp occidental (à la grande déception des Soviétiques qui comptaient sur la France pour ralentir le processus) et un fil rouge qui était de préserver l’avenir de l’Europe. Cette politique proactive reste pour beaucoup d’acteurs un sommet de la coopération franco-allemande. Elle n’empêcha pas les traditionnelles craintes et arrière-pensées de la diplomatie française face à la puissance allemande et la volonté de conserver une ascendance sur Berlin. Le témoignage de Pierre de Boissieu, négociateur français du traité de Maastricht (1992), est à cet égard éloquent : « il fallait corseter l’Allemagne au sein d’une union renforcée ».

Le déséquilibre économique croissant avec l’Allemagne mettra fin à cette illusion. L’euro, sous-évalué pour l’Allemagne, et l’amplification provoquée par le boom chinois propulseront la puissance industrielle et exportatrice allemande à un niveau inédit. Paris mettra du temps à comprendre que le décrochage, vers le haut, de l’économie allemande, couplé à la fin de la guerre froide et la mondialisation, démonétisait les attributs de puissance militaire et politique (puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de Sécurité) sur lesquels on comptait pour équilibrer la relation avec Berlin.

Enfin, trente ans après, la valeur de ces témoignages tient à leur mise en perspective avec la situation actuelle. « Comment en est-on arrivé là ? » est une question qui taraude chaque témoin face à la faillite des efforts de paix et de coopération auxquels ils contribuèrent et qui furent matérialisés par : la signature de la Charte de Paris par trente-quatre pays (32 européens, les Etats-Unis, le Canada) ─ un hymne à la démocratie et la coopération pacifique qui vaut la peine d’être relu─, un important accord de désarmement conventionnel (FCE) et l’institutionnalisation de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE).

De l’éclatement violent de la Yougoslavie jusqu’à l’annexion de la Crimée (2014), chacun dut constater que l’agression nationaliste et la modification des frontières par la force restaient des options en Europe. Avec le recul, l’extension de l’OTAN aux pays de l’Est à partir de 1999 apparaît comme le cœur du contentieux actuel entre la Russie et les Occidentaux. Sur ce sujet, les témoignages recueillis par Nicolas Dufourcq sont instructifs. Il apparait clairement qu’il n’y eut pas, lors des négociations de 1990-91, d’engagement formel, légal, mais des promesses verbales très claires (« a stringent verbal commitment [du président Bush à Gorbatchev] » dit Frank Elbe alors conseiller du ministre allemand des affaires étrangères et, plus généralement, un état d’esprit sincère qui entérinait la fin de la guerre froide et donc la fin des manœuvres offensives. Raymond Seitz, directeur politique du département d’Etat, « they [les Soviétiques] had the impression that we would not take advantage of their weakened position. But at the end, we did, and it’s understandable that they feel double-crossed ». Cette inflexion fut initiée par l’administration Clinton qui succéda aux négociateurs de 1990. Franck Elbe impute le pivot « antirusse » de Washington à Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité de Clinton d’ascendance polonaise. « Brzezinski had a completely different, much more adverse, position on Russia than the rest of Europe (…) The fear of Russia, the deep distrust against Russia, led ZB to produce a new doctrine: under no circumstances should the USA abandon the control of Europe, whatever it takes in relationship with Russia ».

L’histoire se continue au sommet de l’OTAN, à Bucarest en avril 2008, quand l’administration Bush pousse à l’intégration de la Géorgie et de l’Ukraine. La France et l’Allemagne s’opposent à cette manœuvre dont elles perçoivent le caractère déstabilisateur non seulement pour Moscou mais pour le camp occidental loin d’être aligné sur le positionnement de ces deux pays[2]. Avec le recul, les diplomates et politiques américains interrogés par Nicolas Dufourcq se montrent sévères. “The Bucharest declaration (…) was a big mistake. This was a foolish gesture” (Jim Dobbins, adjoint de R. Seitz). « We went too far » conclut Bob Zoellick, conseiller auprès du Secrétaire d’Etat James Baker au moment de la réunification, pourtant peu suspect de complaisance quand il s’agit des intérêts américains.   

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Nous vivons aujourd’hui un nouvel épisode de la recomposition des équilibres européens, avec l’Ukraine comme point focal. Moment critique où le rapport de forces semble inversé par rapport aux années 1990.

Dans ce qui apparaîtra peut-être comme une nouvelle guerre de trente ans, nous aurons besoin des diplomates pour dépasser les postures, lire les lignes de force de l’histoire sans en accepter le déterminisme et conclure des arrangements de sécurité mutuellement acceptables et stabilisateurs. Et, une fois encore, il y aura des gagnants et des perdants…

 

 


[1] Nicolas Dufourcq (dir), Retour sur la fin de la guerre froide et la réunification allemande. Témoignages pour l’histoire, Odile Jacob, 2020

[2] Sur ce sujet, le témoignage de Philippe de Suremain, ambassadeur en Lituanie, est capital. « La sympathie probalte manifestée en France tranchait avec l’indifférences des élites parisiennes vis-à-vis de l’Ukraine, sans parler de la Biélorussie, dont les indépendances étaient vues comme un accident de l’histoire »

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