Elections australiennes : résultats et enseignements

Nous pourrions envier le taux de participation aux élections fédérales australiennes, il a dépassé les 92%. Il est vrai que le vote est obligatoire depuis 1924 et qu’avec cette obligation les Australiens semblent se souvenir d’une évidence : la démocratie ne s’use que si on ne s’en sert pas !

Le scrutin renverse la majorité national liberal aux affaires depuis neuf ans (trois mandats). La victoire revient au Labor d’Anthony Albanese qui obtient de justesse la majorité absolue à la chambre basse (77, +8 élus), condition pour gouverner dans cette démocratie parlementaire[1]. La défaite est indiscutable pour le parti libéral de Scott Morrison. Il perd tous les sièges, essentiellement urbains, qui échappent à la coalition sortante (-18), certains étaient détenus depuis 1940. Son partenaire, le National party, représentant l’électorat conservateur des zone rurales, conserve les siens (16) mais change de leader dans un sens un peu moins climato-sceptique. La divergence idéologique reste forte entre les métropoles et le regional, monde provincial ici régi par le family business et l’industrie agricole, deux piliers de la prospérité et de l’identité australiennes.  

Les grands vainqueurs sont les Verts (4 sièges, +3) et les Indépendants (12, +7). Conséquence, le nombre des cross-benchers – des élus qui se situent entre la majorité et l’opposition– fait plus que doubler (16, +10). Parmi ces derniers le groupe des Teals (littéralement les Sarcelles) réunit des élues issues du parti libéral qui ont fait un pas de côté pour affirmer leur préoccupation écologiste et féministe, inexprimable dans la coalition sortante.

Le One Nation party de Pauline Hanson (sorte de Rassemblement National) progresse en voix (5%) mais n’obtient aucun siège à la chambre basse. Le United Australia Party échoue de même (4%) malgré la débauche de moyens de son généreux donateur Clive Palmer (la campagne la plus chère de l’histoire australienne, 100 M$). Il s’agit d’un parti libertarien dont la pandémie a débridé l’hostilité aux mesures gouvernementales (antivaccins, anti-confinement, anti-medicare).

Conséquence de cette poussée écologique et indépendante, il n’y a plus de safe seats pour les grands partis dont le score cumulé est le plus faible depuis des décennies (environ 2/3 quand ils représentaient 9/10e il y a 20 ans). Le cœur de leur électorat leur échappe. C’est un changement systémique.

Au Sénat, qui renouvelle à la proportionnelle la moitié de ses 76 sièges tous les trois ans, les résultats sont dans la même lignée. Etant donné la proportionnelle, le rôle des cross-benchers est essentiel au Sénat. Le Labor devra négocier mais devrait assurer une majorité progressive sans difficulté.

Quelles causes à la défaite de la Coalition ?

La pandémie a, là comme ailleurs, déstabilisé l’action gouvernementale et particulièrement fragilisé les zones périurbaines, éloignées des commodités et vulnérables pendant le confinement. A la marge, elle a modifié la démographie (migration de populations aisées vers la mer et la campagne ; jeunes « coincés » en ville) ce qui a parfois changé la donne électorale. Les plus habiles à manier les data ont su en tirer parti pour mieux cibler les électeurs.

Le féroce débat pré-électoral à propos d’une Federal integrity commission, obstinément refusée par la Coalition a pesé sur l’élection. Ce refus a entretenu le doute sur l’intégrité et la perméabilité aux intérêts partisans de l’équipe sortante dont l’image était par ailleurs plombée par le rejet grandissant de la personne de Scott Morrison. Sa fibre chrétien évangéliste et, plus largement, le conservatisme moral de son équipe hostile aux minorités et indifférente, voire grossière, face au harcèlement sexiste (à commencer dans le Parlement) sont apparus en décalage avec un corps social australien plutôt enclin à la tolérance et toujours soucieux de préserver la cohésion de la community, rempart contre l’isolement du pays et cœur de l’identité australienne.

Le traumatisme des récentes inondations dans le Queensland et des gigantesques incendies de l’année 2020 (11 millions d’hectares partis en fumée) ont accéléré la prise de conscience de l’urgence de la transition écologique. On peut y ajouter le voisinage des micro Etats du Pacifique, très exposés au changement climatique, et le dépérissement de la grande barrière de corail. La prise en otage des objectifs de neutralité carbone (net zero) par la Coalition a été sanctionnée. Les électeurs ont tranché en faveur d’une ambition comparable à celle des pays les plus avancés.

En Australie la transition écologique percute les grandes industries exportatrices habituées à avoir carte blanche (énergies fossiles, mining, élevage). Les Australiens ont sanctionné une absence de régulation qui s’exerce désormais à leurs dépens. Depuis quelques mois, les consommateurs de l’est du pays sont confrontés à des prix du gaz stratosphériques, et par ricochet de l’électricité. Il n’y a physiquement pas de pénuries mais les industriels privilégient les contrats à l’export. L’activation d’un domestic gas security mechanism (ou d’autres leviers fiscaux) s’annonce comme la première grande bataille politique du Labor et un test sur la capacité de l’appareil fédéral à considérer davantage le long terme.

Certains analystes voient dans la poussée écologique, comme dans le refus d’une cultur war ou le rejet du boys club de Canberra, une défaite de la presse Murdoch (70% des médias australiens). Celle qui mène depuis des années une guerre contre la science climatique et qui aux Etats-Unis contribua à l’élection de Donald Trump.

Le vote par préférence  

En Australie, le vote (majoritaire à la chambre, proportionnel au Sénat) est complété par un vote par préférence (preferential or ranked choice voting). Cette règle oblige l’électeur à noter par ordre de préférence tous les candidats, en plus de son choix favori (primary vote). Les préférences ont la même valeur que le vote primaire.

Pour les résultats, les primary vote sont d’abord comptés. Si aucun candidat n’obtient la majorité absolue, le dernier candidat est éliminé et ses préférences sont distribuées aux restants ; ainsi de suite jusqu’à l’obtention de la majorité absolue par l’un des candidats. On voit donc comment la dilution du vote en faveur des grands partis augmente mécaniquement le poids de la représentation issues des préférences.

Par souci de simplification, les partis peuvent, dans chaque circonscription, enregistrer des préférences auprès de la Commission électorale avant l’élection (Group Voting Ticket). Cela exige des négociations, et des concessions, pour s’assurer lesdites préférences (par exemple, le candidat Labor négociera pour être le choix n°2 des électeurs qui portent leur choix primaire sur les Verts). L’électeur fait alors une seule opération et coche un choix unique : le parti qu’il choisit et les préférences qui lui sont attachées et qui sont connues. Dans les faits, une majorité d’électeurs utilise cette façon de voter (vote above the line).

Le vote par préférence permet d’atténuer la divergence entre les aspirations de l’électorat souvent plus « dynamiques » que l’offre politique des partis de gouvernement. Ceux-ci restent en place et continuent de structurer la dynamique majorité/ opposition. Le système garde la stabilité « majoritaire » mais intègre les nuances issues des votes préférentiels dans le travail parlementaire. D’une part, le parti au pouvoir doit une partie de sa majorité aux choix secondaires, d’autre part les cross-benchers, élus pour la plupart grâce au vote préférentiel, disposent de tous les droits pour prendre des initiatives et proposer des lois.

Ce système récompense les ententes et les collaborations. Il insiste sur le regroupement des intérêts communs plutôt que sur les divisions. Il pousse à gouverner au centre. La défaite d’une Coalition partie très à droite et la marginalisation parlementaire des partis extrémistes en témoignent.

Pendant longtemps, le vote préférentiel n’a pas fondamentalement changé les choses, le primary vote revenant, massivement, aux grands partis qui bénéficiaient à fond du système majoritaire. Désormais la dynamique s’accélère, pour les raisons évoquées plus haut. Près de la moitié des élus l’ont été avec l’appoint des préférences. Autre signe, des candidats arrivés en 2e position sont élus, parfois même en 3e position. Le vote par préférence progresse. Il est utilisé dans de nombreux corps électoraux (églises, syndicats, municipalités, clubs sportifs, etc.)

C’est le cas aussi aux Etats-Unis, à tous les échelons électifs, comme un moyen de réduire l’extrême polarisation qui fracture le pays. Les politologues observent que les deux Etats (Maine et Alaska) où ce système est en vigueur pour le Congrès ont des élus Républicains parmi les rares à résister au trumpisme, majoritaire dans leur parti.

Une source d’inspiration ?  

La démocratie australienne -comme la démocratie britannique- sacralise le principe de représentation dans laquelle elle fait reposer le principe de souveraineté. Il est donc précieux d’observer comment elle pallie la perte de capacité des grands partis à représenter les électeurs, tendance observable dans l’ensemble des démocraties.

En France, notre scrutin majoritaire n’a pas cette flexibilité. Il fonctionne difficilement sans une corrélation étroite entre les souhaits des électeurs et des partis de gouvernement capables d’alterner. Les voix qui n’y trouvent pas leur place se réfugient dans l’abstention ou sont poussées vers les extrêmes, bloqués dans une opposition stérile étant donné leur absence de représentation « utile ». Cette rigidité est aggravée par une culture politique fondée sur la souveraineté du peuple. Par construction, celle-ci ne trouve jamais de représentation satisfaisante. Il en résulte une légitimation de toutes les suspicions, des oppositions irréductibles à l’élite au pouvoir et régulièrement des tentations de césarisme. Dans l’immédiat, plus personne n’écarte un scénario noir : un président tout juste élu privé de majorité et confronté à une opposition radicale.

Peut-être l’occasion de s’inspirer du preferential voting

 


[1] NB : tous les ministres doivent être membres du Parlement

[2] Cf. la quasi-disparition des partis historiques de gouvernement de la Ve république, en France, lors de la présidentielle 2022

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