La France a un problème de passage à l’acte

Mon cher Wang,

J’imagine que tu dois contempler avec incompréhension et inquiétude la crise persistante qui affecte l’Europe et plus particulièrement la « zone euro ». La crise financière provoquée par les grands déséquilibres consécutifs à une globalisation mal maîtrisée et par la dérégulation voulue par les USA et le Royaume-Uni provoque aujourd’hui une grande instabilité politique en Europe, en Grèce, en Italie, en Espagne.

Elle affecte également d’autres pays, notamment la Hollande et même la France.

C’est que le processus d’intégration engagé en Europe depuis plus de 50 ans est aujourd’hui  en grand danger et que le système de gouvernance qui a, « cahin-caha », fonctionné jusqu’ici dans un contexte de croissance mondiale généralisée a atteint les limites de ses contradictions internes : l’Union Européenne à 27 plus 3 est extraordinairement hétérogène et profondément divisée entre les pays de la « zone-euro » à 17, tirée par le couple franco-allemand, et les autres, entraînés par le Royaume-Uni vers « le grand-large ». La crise est aggravée par le fait que les 17 ont mutualisé leur politique monétaire et de change sans organiser leur discipline et leur solidarité budgétaire.

La France a une lourde responsabilité dans cette situation : elle a, dans la foulée, tracé avec nos partenaires la voie d’une gouvernance plus intégrée de l’Europe, grâce au projet conçu par V. Giscard d’Estaing, et aussitôt torpillé sa mise en œuvre, pour des raisons de rivalités domestiques, en rejetant le projet de constitution européenne. Elle a, en outre, contribué depuis à renforcer la gestion intergouvernementale au détriment de la dynamique communautaire, ce qui transforme subrepticement l’idée de « politique européenne » en oxymore.

Aujourd’hui, le projecteur est sur la France dont la majorité présidentielle vient de changer après une campagne électorale très animée, mais hélas centrée sur les questions franco-françaises et sourde aux enjeux de la globalisation et de la construction européenne.

Le paysage politique de la France est à dire vrai assez préoccupant : la conjonction des effets de la crise (hausse du chômage, stagnation du pouvoir d’achat, faiblesse de la croissance, déséquilibre des comptes publics et nationaux) et du comportement cynique et insolent de quelques « élites » patronales et de quelques nantis, a provoqué la fureur d’une partie des électeurs – près de 20% à l’extrême droite et environ 10% à l’extrême gauche. Près du tiers du pays se réfugie ainsi dans un populisme souverainiste excité par quelques nostalgiques de Franco et de Castro.

Il ne sera pas facile de retrouver le juste compromis entre l’encouragement de la réussite due à l’esprit d’entreprise et la nécessaire solidarité, comme il ne sera pas facile de rééquilibrer un système de redistribution en faillite.

Comme je ne suis pas expert en politique, je ne te dirai rien de plus sur l’affrontement droite-gauche que nourrissent des arguments bien connus, affaire de convictions personnelles. Le pays vient de voter et « il a raison » comme l’a dit le précédent Président de la République. Je me bornerai donc à te faire part de quelques réflexions de nature « managériale » : quand on a servi la République pendant plus de 45 ans sous des majorités différentes en loyal technocrate, on ne se refait pas.

À mon sens, la priorité absolue du nouveau gouvernement doit être de rétablir la compétitivité de notre économie afin de redresser les comptes et de retrouver le chemin de la croissance.

Chacun invoque à l’envi, pour y parvenir, les progrès de la recherche et le miracle de l’innovation : j’en accepte l’augure, tout en notant que nos partenaires ne sont pas manchots et ne nous attendent pas sur ce terrain (combien de nouveaux ingénieurs et chercheurs ton pays, mon cher Wang, aligne-t-il chaque année ?).

J’ai du mal à croire que nous pourrons éviter de poser la question du coût du travail, qu’il s’agisse des salaires, des charges sociales ou du temps de travail dont la combinaison n’est à l’évidence pas compatible avec la concurrence à laquelle nous sommes exposés ! Dans notre douce patrie, on travaille entre 200 et 400 heures de moins par an que la plupart de nos grands concurrents et l’âge de la retraite légale est encore, malgré une réforme contestée, inférieur à celui du leur. Le Français travaille sans doute moins de 8% de son temps de passage sur cette terre !.. Il semble que nous ayons une productivité horaire élevée. Mais cela suffit-il ? A l’évidence non et je crains que nous cédions trop facilement au syndrome du « système D » qui est trop souvent en France l’alibi du refus de l’effort.

La vérité, c’est qu’il faut engager partout, tout de suite, avec ténacité, c’est-à-dire avec méthode et continuité les nombreuses réformes et les efforts nécessaires à l’adaptation de notre système aux opportunités et aux contraintes de la globalisation.

La feuille de route est connue : plusieurs commissions, dont la dernière présidée par un intellectuel de gauche, en ont identifié avec pertinence les têtes de chapitre. Le diagnostic est  d’ailleurs très largement partagé, en privé, comme le montrent les nombreux « dîners en ville » où les élites de tout bord (y compris les plus sérieux des représentants syndicaux) se désolent de notre procrastination.... Notre problème est de l’ordre du passage à l’acte, ce qui suppose volonté et méthode.

Malheureusement, alors que s’intensifiait la complexité des problèmes et que s’épanouissait la dictature médiatique du court terme, nous avons, depuis plus de vingt ans, désarticulé le dispositif d’analyse prévisionnelle et de synthèse concertée qui est indispensable à la conduite d’une action de long terme : ton pays a certes de grands progrès à faire dans la voie de la démocratie, qui est dans nos gènes, mais le mien devrait bien étudier vos méthodes de programmation et corriger les inconséquences d’un système de décision et de gestion souvent chaotique et presque toujours conflictuel, pour retrouver le sens de l’unité et de la continuité d’action. Je pense qu’il faut réinventer une sorte de Commissariat au Plan adapté à notre temps, au fonctionnement de l’économie de marché, mais aussi à la maîtrise de la soutenabilité budgétaire à long terme des politiques publiques.

Dans le même esprit, je plaide pour une stabilisation du commandement dans les grandes administrations publiques, un mot qui choque tant le concept d’autorité fait peur. Il ne s’agit pourtant que de reconnaître les effets pervers de la volatilité des dirigeants politiques et administratifs qui s’est significativement développée depuis près de 30 ans, avec de rares rémissions ( quel contraste entre la situation du Ministère de l’Enseignement Supérieur, où Valérie Pécresse, trop tôt partie, a cependant pu conduire pendant trois ans, une éternité, la réforme de l’Université et la  situation toujours difficile de notre Justice, qui a connu trois Ministres en 5 ans…).

Le troisième sujet qui me tient à cœur est la relance de l’Europe, seul espoir pour notre pays de continuer à compter dans le concert international. Cela passe, bien sur, par la mise en œuvre d’une gouvernance économique effective de la zone euro mais aussi par le rétablissement des capacités et de la crédibilité de la Commission européenne ainsi que par un élargissement de sa mission : la concurrence ne peut plus être le seul critère de pertinence et le seul objectif des politiques communautaires et il est temps de relancer le projet européen en adoptant des politiques sectorielles ambitieuses . Quel paradoxe de voir l’Europe, créée il y a plus de 50 ans comme une communauté du charbon, de l’acier et de l’atome, incapable de définir aujourd’hui une politique de l’énergie, redevenue le monopole des Etats qui, comme on l’a vu après l’accident de Fukushima, « divergent » de plus en plus !

Je suis, tu le sais, moins incompétent en matière de régulation financière que dans d’autres domaines. Là encore, les progrès, non négligeables, ne sont pas à la hauteur des enjeux et la lenteur ou l’incomplétude des progrès de la régulation européenne laisse se développer une situation de grand désordre dans les marchés financiers. Pendant ce temps, les Etats-Unis réforment à grand pas et les places asiatiques prennent le large. Quand Shanghai s’éveillera…

A dire vrai, l’espace européen n’est même plus pertinent en ce domaine et c’est au niveau mondial qu’il faut agir. Je pense que la France peut être une force de proposition en ce domaine. Encore faut-il que ses élites politiques s’intéressent au sujet, aujourd’hui apanage d’un quarteron de spécialistes et que nous nous mobilisions, à l’instar de nos amis anglo-saxons, pour investir ce secteur stratégique auquel nombre de mes compatriotes sont allergiques ou indifférents.

La globalisation est bonne en soi. Nous devons y adhérer et nous y adapter. Mais elle appelle une régulation intelligente et effective à la définition de laquelle nous devons participer activement, sans arrogance, par un travail approfondi et en construisant avec nos partenaires les majorités d’idées qui feront progresser la « noosphère », comme aurait dit le Père Teilhard de Chardin. Il y va de la loyauté de la concurrence et de la stabilité systémique.

Tu le vois, mon cher Wang, il n’y a dans mon propos, malgré l’âge qui vient et parfois certaine nostalgie propre aux anciens combattants, aucune désespérance, plutôt une impatience.

Au demeurant, malgré la difficulté des temps, il y a bien des raisons d’espérer en la France.

N’oublions pas que ce pays reste très riche et que les difficultés qu’il traverse doivent être relativisées à l’aune de la situation de bien des nations dans le monde. Je suis toujours mal à l’aise quand je vois mes compatriotes se mobiliser contre la « rigueur » ou « l’effort » alors qu’il ne s’agit, en fait, que de conduire avec progressivité, mesure et équité des changements à la marge : les nantis s’affolent de l’évolution des flux et des soldes et oublient toujours le niveau des « stocks » …

Enfin, et surtout, la France fait des enfants, gage de l’optimisme et de la vitalité de sa jeunesse. Internet et la globalisation a provoqué chez cette jeunesse un changement profond de mentalité par rapport à ma génération. Je veux donc refouler les pulsions de morosité et d’amertume qui nourrissent les chagrins déclinistes et terminer cette missive en t’assurant que tes amis français pourraient bien retrousser leurs manches et étonner leurs détracteurs, pour peu que leurs leaders fassent preuve de vertu et mobilisent leur esprit d’équipe.

Michel Prada

Ancien président de l’Autorité des Marchés Financiers 

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