Puissent assez de politiques s’ouvrir aux réalités du terrain, écouter, comprendre et se muer en hommes d’Etat

C’était il y a quatre ans. J’avais lu avec passion le manuscrit que m’avait passé en confiance Françoise Frisch. Jean-Paul Delevoye, alors président du Conseil économique, social et environnemental (CESE), n’hésitait pas à cautionner l’ouvrage de Françoise Frisch[1] : « une analyse clairvoyante de notre société et non le duplicata éculé de théories anciennes ».

Françoise Frisch n’était pas une quelconque agitatrice. Cette universitaire, créatrice d’entreprise, avait représenté le Medef comme vice-présidente du CESE. Son statut de notable donnait une résonnance particulière à son ouvrage testament — elle allait nous quitter en 2015, peu après la publication – où elle a osé écrire des lignes qui se révèlent prophétiques : « la génération qui s’éloigne a toléré la dégradation de l’éducation nationale, du système de santé et de la justice, massacré la transmission des savoir-faire et verrouillé l’accession aux postes de responsabilité. » L’emploi salarié est resté, constatait-elle, « fils du servage et petit-fils de l’esclavage », avec une « soumission pyramidale » du plus grand nombre. Et « le retour de la barbarie […] se déploie très vite dans les équipes d’humains au travail ».[2]

« Depuis plus de trente ans »

Pourquoi toutes les mesures de bon sens que préconisait Françoise Frisch sont-elles restées et restent-elles des vœux pieux ? Parce que, répondait-elle, le pays était bloqué par sa classe dirigeante pratiquant inconsidérément le mensonge d’État. La fracture entre le Prince et le peuple devient dangereuse lorsque l’on ment « sur l’état de la France dans le but unique de préserver les intérêts personnels des dirigeants, car un tel mensonge dérobe au peuple sa souveraineté et rompt le contrat social […] Depuis plus de 30 ans, la France se laisse entraîner dans la spirale vicieuse des inégalités […] tout en faisant obstacle à l’intégration des nouvelles générations dans la vie économique. [Les dirigeants français] ignorent tout des Français, de leurs talents, de leurs douleurs… Il est si facile d’oublier les intérêts des gens que l’on ne fréquente pas. » Ce qui est nouveau, c’est que l’information circule plus que jamais, nuisant aux secrets d’État, d’entreprise, d’alcôve. Désormais « les bénéfices des mensonges médiocres sont toujours court-termistes, seule la droiture installe un cheminement durable ».

Françoise Frisch décrivait « une escouade pyramidale », « un club de rencontres entre technocrates et lobbyistes, représentants du grand capital et délégués des seigneurs du salariat », une « clique » machiste d’un millier de personnes qui impose une gouvernance quasi mafieuse. Avertissement : « les périodes de mise à sac de grands pays se sont toujours terminées dans un bain de sang ».

Avec l’aide du Web interactif s’est installée « une guerre civile larvée entre le peuple français et son pouvoir politique ». Alors, que faire ?

Françoise Frisch misait sur trois vecteurs de changement susceptibles de catalyser notre renaissance : « le Web, les jeunes, les femmes ». Les dirigeants, pour éviter les troubles, « doivent lancer rapidement un signe fort qui sonnera le démarrage de la transition, rejoignant ainsi le désir populaire ».

Une tendance négligée

Personne n’a relevé le fait qu’un notable écrive de telles phrases, cautionné par le président de la troisième chambre du pays. La situation que Françoise Frisch décrivait, il y a quatre ans, ne visait pas un parti politique particulier et n’était, hélas, pas nouvelle. Comme Hervé Sérieyx et moi le notions[3], cette dégradation de la démocratie n’est ni nouvelle ni spécifique de la France. Déjà en 1993, la regrettée Hélène Riffault décrivait la montée d’une aspiration à « un monde où l’on attacherait moins d’importance à l’argent et aux biens matériels, où les gouvernements tiendraient davantage compte du public ». En 2001, selon Pascal Perrineau, le nombre de citoyens, estimant que les hommes politiques ne se préoccupent pas ou très peu de ce que pensent les gens comme nous, était passé de 42 % en 1977 à 58 % en 1998 ![4]. Six ans plus tard, il citait un sondage Sofres[5] : « En mars 2006, 30 % seulement de la population a l’impression que les hommes politiques se préoccupent beaucoup ou un peu de ce que pensent les gens comme nous ». Fin 2009, la crise de confiance s’était renforcée, les trois quarts des Français se méfiant des partis politiques et aussi des médias, 63 % des banques, 55 % des entreprises privées[6]. L’Eurobaromètre 2010 persistait dans le même sens, la confiance dans le gouvernement français baissant, en un an, de 29 % à 22 %, celle dans les partis politiques de 13 % à 9 %. L’Eurobaromètre au printemps 2018[7] indiquait 34 % de Français confiants dans leur gouvernement, ce qui relativise la crise actuelle : elle puise ses racines non dans l’actualité, mais dans l’incapacité de l’ensemble de la classe politique de se départir de ses suffisances et de ses insuffisances depuis, comme le constatait Françoise Frisch, au moins un tiers de siècle.

Une maladie mondiale

Ce discrédit des institutions n’est pas qu’hexagonal. En 2004, seuls 15 % des citoyens européens gardaient confiance dans leurs hommes politiques, les citoyens américains et russes se situant au même niveau. C’était la conclusion des enquêtes menées auprès de 50 000 personnes par GFK[8] et Eurobaromètre[9]. Depuis, l’image des politiques ne s’est pas renforcée. Nous annoncions le danger d’une vague populiste, portant au pouvoir des fascistes ou d’autres adversaires des libertés dans plusieurs pays européens. Nous écrivions que nos pays pouvaient, « sous le coup d’un enchaînement d’incidents à forte charge émotive, se trouver paralysés comme en mai 1968, qui a été un phénomène mondial ». A l’époque, il avait suffi, dans une Europe encore riche et assez heureuse, de rétablir la télévision et l’essence pour que chacun rentre chez soi ou parte en week-end. « Demain dans un contexte de crise et de souffrances, cela risque fort de ne pas suffire », avertissions-nous. En vain ! Nous y sommes ! Puissent assez de politiques s’ouvrir aux réalités du terrain, écouter, comprendre et se muer en hommes d’Etat. Puissent assez de citoyens responsables, soucieux des libertés fondamentales et du bien commun, passer de l’indignation à une action démocratique, cohérente, constructive dans une vision à long terme. C’est à portée de volonté.

 

(Cet article a été initialement publié sur le site du CJD en décembre dernier)

[1] Françoise Frisch. La boulodiversité. mai 2014. L’Harmattan.

[2] André-Yves Portnoff. A propos de l’ouvrage de Françoise Frisch. dans Futuribles, n° 404, janvier-février 2015

[3] Hervé Sérieyx, A-Y Portnoff. Aux actes, citoyens ! De l’indignation à l’action. Maxima, 2011.

3Pascal Perrineau, directeur du centre d’études de la vie politique. L’abstention du 13 juin démontre l’ampleur du malaise démocratique. Le Monde, 1e juillet 1999.

[5] http://www.lefigaro.fr/politique/2007/01/10/01002-20070110ARTWWW90270-pa...

[6] http://www.cevipof.com/DossCev/BarConf/divers/Barconf_dosspress.pdf

[7]https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=2&ved=2ahUKEwiiqb2Hy_LeAhUNUBoKHVBSBVkQFjABegQICBAC&url=http%3A%2F%2Fec.europa.eu%2Fcommfrontoffice%2Fpublicopinion%2Findex.cfm%2FResultDoc%2Fdownload%2FDocumentKy%2F83549&usg=AOvVaw0p_DANtmiwo3fNgxogBM66

[8]International GfK survey on the confidence people have in political and business leaders and organizations, GfK Ad Hoc Research Worldwide, août 2004.www.gfk.com .

[9] Eurobarometer Spring 2004, Public Opinion in the European Union, juin 2004,http://europa.eu.int/comm/public_opinion/archives/eb/eb61/eb61_en.pdf

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