Où vont les entreprises ?

Les entreprises sont, depuis des années, engagées dans des schémas d’organisation qui leur échappent complètement. Elles ont perdu ou sont en train de perdre le contrôle d’elles-mêmes. Pourtant les signaux faibles ne manquent pas.

On assiste, depuis le 1er choc pétrolier, à une révolution des organisations et à une révolution du travail au sein de ces mêmes organisations. Pour bien appréhender les mutations qui ont cours, il nous faut revisiter le fonctionnement des entreprises dans le passé.

Traditionnellement, et pour être plus précis pendant les Trente glorieuses, les entreprises se sont organisées autour d’elles-mêmes. Elles ont laissé des pans entiers de leurs activités s’autonomiser, aussi bien certaines de leurs unités que le contrôle de leurs clients, ou la quantité réelle de travail fourni par leurs salariés. L’abondance des ressources, surtout celles prélevées sur le Sud par le faible coût des matières premières importées, a permis d’absorber ces dérives sans grandes difficultés, d’autant qu’elles étaient la condition d’une paix sociale très appréciée en période de croissance économique. En ce temps bénit, les entreprises pouvaient, y compris, protéger leurs membres contre les exigences éventuelles du client puisque personne ne peut être tenu précisément comptable du résultat final. Elles ont également « occulté », en leur sein, le besoin de « coopérer ». Les conséquences de ce mode d’organisation sont connues : des produits chers et de piètre qualité sont proposés. L’entreprise externalise, d’une certaine manière, sur le client le confort de son propre fonctionnement. Ce schéma a fonctionné, cahin-caha, tant que l’ouverture des marchés était réduite.

A partir du 1er choc pétrolier, et en particulier dans les années 80 avec la libération croissante des marchés, la donne a changé. Pour faire face à une concurrence accrue, les entreprises ont du changer leur fusil d’épaule. Transversalité coopérative et "intégration" sont devenus les maîtres mots des nouveaux managers. De nombreux outils firent leur apparition. Objectif ? Mettre tout le monde dans le droit chemin du monde merveilleux de la "nouvelle" entreprise.

On parlait alors de mettre l’organisation « en tension ». Une mise sous « tension » qui passe par un recours aux techniques de "coercition", au sens de production exponentielle de procédures – « process » ou « processus » -, de systèmes de « reporting » et d’indicateurs – les fameux « Key Performance Indicators » (KPI’s). Maniées « raisonnablement », ces techniques n’ont rien d’illégitime pour une entreprise. Ce qui pose problème, c’est l’emballement du système. Les stratégies d’accentuation de cette tendance "procédurale" se retrouvent à tous les niveaux de l’entreprise. Chacun, à son échelon, produit des « process » afin de se mettre en accord avec le « référentiel dominant » de son organisation. Cette saturation s’avère, le plus souvent, néfaste pour la bonne marche de l’entreprise. L’abondance de « process », de systèmes de « reporting » et autres indicateurs produit en effet inquiétude, désarroi et souffrance chez ceux qui les « subissent ». Au lieu de « motiver » les salariés, de les amener à « s’engager » pour leur entreprise, elle provoque retrait  du travail et rébellion active ou passive. Plus l’entreprise cherche à les contrôler et à leur « mettre la pression », plus les salariés, cadres y compris, se réfugient dans des investissements alternatifs, la famille par exemple, qui viennent compenser la dureté du travail.

Mieux : le délire des processus, des reportings et autres indicateurs finit par recréer des zones de liberté pour les salariés tant ils deviennent contradictoires les uns avec les autres et laissent ainsi les acteurs libres de décider ce qu’ils doivent appliquer ou non.

Mais servent-ils réellement à quelque chose ? On peut en douter lorsqu’on sait que tel haut cadre de banque dédié au « reporting » admet truffer ses documents de pages entières de wikipédia, tel autre y glisser des poèmes sans que personne ne s’en émeuve. Et peut-il en être autrement lorsque certains cadres se trouvent « ligotés » par 204 indicateurs ?

On assiste de fait à une forme de « taylorisme » relooké, à une surbureaucratisation des entreprises qui s’accompagne d’une perte réelle de contrôle. Ces dérives viennent du monde anglo-saxon, en particulier les Etats-Unis, où l’étouffement des sciences sociales a précipité le développement des « sciences » du management. Devenues au mieux quantitatives et au pire normatives et prescriptives, elles aussi décrochent de la réalité, présentent des statistiques qui ne correspondent que de très loin à ce que vivent des acteurs auxquels par ailleurs elles expliquent ce qui devrait être à défaut de comprendre ce qui est.

Aujourd’hui, on assiste à un retour de balancier. Et c’est précisément dans le monde anglo-saxon que les entreprises telles que CISCO, HP, IBM, Accenture ou Barclays… commencent à s’interroger sur l’efficacité de ces techniques. Elles réalisent que la vie quotidienne des entreprises n’est pas faite que de processus qui tournent à vide, de contrôles inefficaces ou de bureaucraties intermédiaires très voraces. Que la coercition, en un mot, ne marche pas. Dans ces conditions que faire ? Trois notions sont en train d’émerger :

  1. La notion de confiance : on se rend compte que ce qui rend la confiance possible dans l’univers du travail, et plus généralement dans tout univers collectif, et de même nature que la confiance dans l’univers familiale. Dans une famille, on sait intuitivement ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Ce qui traduit l’existence de règles du jeu. Non pas des règles écrites mais l’accord implicite ou explicite des acteurs sur ce qui est tolérable ou pas. Les acteurs acceptent, pour le bien-vivre ensemble, de réduire l’incertitude liée à leurs comportements.  Fait-on, dans n’importe quelle famille, le process de la vie de famille ? L’affiche-t-on sur la porte ? Lors d’une naissance, fait-on le process de l’accueil du nouveau-né ? Non. Ce sont les mêmes mécanismes qui ont cours dans le monde du travail.
  2. La notion de simplicité : plus on crée des univers complexes, plus on est contraint de donner du pouvoir à ceux qui doivent se débrouiller dans une complexité qui est inopérante. Un certain nombre d’entreprises, notamment l’Oréal depuis longtemps, ont compris que le contrôle s’exerce plus facilement dans le flou que dans la prétendue clarté de la surréglementation.
  3. La notion de communautés d’intérêts : elle part du constat que la mutation du " business" rend d’autant plus cruciale la capacité à travailler ensemble.  On passe de la fourniture de produits à la fourniture de solutions, et même de solutions intégrées. Prenons le cas de BMW. Interrogés sur leurs projets sur la voiture du futur,  ils répondent : on ne travaille pas sur la voiture du futur ; on travaille sur la mobilité individuelle dans la cité de demain. C’est le passage de la notion de produit, la voiture, à une notion de solution. Ou comment vous allez vous mouvoir individuellement dans la cité de demain.

Toutes ces mutations ont remis au goût du jour la notion de coopération et la nécessité de faire travailler les gens ensemble. Mais le pari est loin d’être gagné, notamment en France où les entreprises, par paresse en partie, restent accros aux processus.

 

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