A la recherche du rendement perdu

La responsabilité des gestionnaires des fonds d’investissements est mise à rude épreuve : dix années de politique monétaire accommodante ont écrasé les rendements financiers. Au bout de la chaîne les retraités de la classe moyenne occidentale, pilier de nos démocraties, s’inquiètent pour leurs placements et leurs retraites. Déflagration politique et sociale en perspective !

Sous la pression de nombreux gestionnaires s’élèvent contre les exclusions éthiques qui, au fil du temps, ont écarté des investissements les industries dont les produits étaient jugés néfastes (tabac, armements, jeux, etc.) et plus récemment les énergies fossiles en commençant par le charbon.

La dialectique de l’éthique et de l’efficacité, bien connue depuis Max Weber, s’est inversée : on ne se demande plus si l'on peut tout faire au nom de l’efficacité mais si l’on doit encore sacrifier du rendement au nom de l’éthique ? Le puissant fonds CalPERS, qui gère les retraites des fonctionnaires de l’Etat de Californie, a répondu : les industries du tabac et des armes individuelles, autrefois clouées au pilori, sont de nouveau recherchées. Cruelle parabole du court terme que ces gestionnaires acculés à tirer profit des mass shootings qui, chaque fois, propulsent les actions des armuriers au sommet !

Plus grave, il faut s’attendre à ce que la convergence des luttes qui se dessinait entre l’investissement éthique et la décarbonisation fasse long feu. Dans un monde où 80% de l’énergie consommée est tirée de ressources fossiles les gestionnaires ne savent pas renoncer au fantastique gisement de valeur qu’offrent le pétrole et le gaz et leurs nombreux dérivés. Dans la course au rendement le court terme est impitoyablement vainqueur et l’aporie financière de la transition énergétique est partie pour durer : quel rendement si l’on tue une des principales sources de rendement ? Le péril est à double détente : les gestionnaires −et nous avec eux− pourraient aussi subir une dépréciation accélérée des actifs fossiles menacés de devenir ce que le chairman de Bank of England, Mark Carney appelle les actifs échoués (stranded assets) du changement climatique.

Pourra-t-on combler le vide de valeur laissé par cette énergie bon marché qui a comblé de ses bienfaits notre société industrielle ? L’éthique ne suffira pas : il faut inventer de nouveaux concepts pour trouver de nouvelles sources de valeur.

Les efforts actuels portent sur le signal-prix donné au CO² afin d’orienter les acteurs économiques vers des pratiques bas-carbone. Le sujet est étudié et compris. Plusieurs marchés fonctionnent où s’échangent des certificats d’émission. On réfléchit à la dynamique taxation-équité sociale et toute une activité se crée pour évaluer et certifier les projets qui introduisent des techniques favorables au climat au niveau de la production. La valeur de cette économie décarbonée sera-t-elle suffisante ? On peut en douter si l’on continue de mesurer avec les mêmes critères puisqu’il y aura plus d’investissements et moins d’efficacité énergétique. L’équation du rendement ne sera pas résolue, celle du réchauffement non plus. Il suffit de regarder l’évolution des émissions de GES pour comprendre – c’est différent de l’admettre – que les objectifs des accords de Paris sont hors de portée. Il n’y a pas dans ces instruments la force pour bousculer la solidarité implacable qui nous unit aux énergies fossiles.

La prochaine étape consiste à substituer les bénéfices d’une atmosphère pas (trop) polluée par du CO² à ceux de la consommation des énergies fossiles. Là on est beaucoup moins avancé et les instruments qui permettent d’y réfléchir (par exemple la problématique des biens communs) sont encore dans la marginalité. Il s’agit de comprendre que la valeur n’est pas uniquement dans l’usage mais aussi dans le renoncement à l’usage. Il faut faire le pari que le prix du CO², qui mesure la valeur du renoncement aux énergies fossile, évoluera à l’inverse de celui du baril de pétrole qui mesure celle de leur jouissance. En poussant la logique à l’extrême : admettre qu’il y a une valeur à survivre et pas seulement à produire et que cette valeur est susceptible de trouver, maintenant, une incarnation financière.

L’évaluation des risques et la valeur du temps sont à la base de toute l’activité financière. Les instruments existent, reste à opérer le basculement conceptuel qui permettra de conclure qu’une tonne de CO² non émise a, dès aujourd’hui, plus de valeur que l’exploitation de son équivalent fossile. Il faudra alors créer les instruments financiers pour capter et rendre cette valeur lisible et échangeable ; ce sera l’occasion pour l’industrie financière de démontrer que son génie de l’innovation n’a pas pour seul maître la cupidité.

On peut rêver qu’un monde frugal, éthique, décarboné et définanciarisé va advenir de lui-même mais ça ne marche pas comme ça. La réalité nous impose un syllogisme autrement redoutable. La transition écologique a pour condition nécessaire de déclasser la valeur des énergies fossiles. Ce sacrifice, éthique ou subi, n’est acceptable que si l’on trouve un substitut au rendement perdu. Le CO² non émis est le meilleur substitut dont la valeur doit être révélée par la finance.

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