En hommage à Bertrand de Jouvenel

081023-Jouvenel.jpg Commençant dans les ors et les mondanités, finissant dans l’étude et la sobriété, telle fut la vie de Bertrand de Jouvenel. Avec rigueur et érudition, le professeur Olivier Dard retrace le parcours du « voyageur dans le siècle ». J’ai lu cette biographie (1) avec tant de passion que j’en ai annoté presque chacune des pages.

Enfance marquée par la Guerre de 14, jeunesse déçue par l’échec de la Société Des Nations, espérances brisées par la crise des années 30, Jouvenel a espéré (et même cru) que le fascisme pouvait être porteur d’idées neuves. Il a vite déchanté et a consacré l’essentiel de sa vie à s’interroger sur les dérives du « pouvoir », les limites de la « souveraineté », les excès de l’économisme et le pillage de la nature. C’est en 1957 qu’il a employé, pour la première fois, l’expression « écologie politique ». Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, il fut un précurseur.  

Avec scrupules et objectivité, Olivier Dard montre en quoi la pensée de Jouvenel a été profonde et originale et comment, dans certains cas, elle est restée superficielle. Je peux d’autant plus témoigner du sérieux de l’ouvrage que j’ai eu le privilège de bien connaître Jouvenel et de lui rendre parfois visite dans sa propriété d’Anserville au milieu des arbres qu’il aimait tant puis dans le modeste appartement de la rue des Lilas que Pierre Uri lui avait loué. Au début des années 70, nous avons même nourri une ambition commune. Constatant que nous avions eu à peu près le même âge au lendemain des deux guerres mondiales (lui en 1919 et moi en 1945), nous projetions d’écrire un récit à quatre mains « d’après guerre comparée ». Sa maladie et ma paresse ont – hélas ! - eu raison de nos velléités. 

A l’époque, je travaillais à L’Express et Jouvenel, pour fêter les 80 ans de son ami Emmanuel Berl, a manifesté le désir de se joindre à moi pour l’interviewer. Nous nous sommes rendus dans la maison de campagne de ce « vieillard malicieux au regard de Voltaire ». L’entretien a été publié le 26 février 1973. Il en ressort clairement que la honte et l’absurdité de la Guerre de 14 a marqué les deux hommes, façonné leur esprit, guidé leur conduite.  

Dix ans plus tard, en 1983, j’accompagnais Raymond Aron au procès qu’intentait Jouvenel à Zeev Sternhell, professeur israélien qui, dans son essai « Ni droite, ni gauche », en faisait l’archétype du « fasciste français ». Aron, qui était de la même génération que Jouvenel, a témoigné en sa faveur et remis les choses dans leur contexte. Ce fut son dernier combat : devant le Palais de Justice, un chauffeur attendait ; Aron est monté dans la voiture ; quelques minutes plus tard, une attaque le frappait. 

Inutile de préciser que je me souviens de ses derniers propos. Nous sortions du Palais. Aron parlait de Jouvenel. Il espérait que son témoignage avait permis de cerner la personnalité de « cet homme de bonne volonté qui s’est toujours efforcé de regarder le présent en pensant à l’avenir ». C’est sans doute, encore aujourd’hui, l’ambition de son fils Hugues qui dirige Futuribles. C’est, en tout cas, la raison d’être du Club des Vigilants qui, parmi tous les futurs possibles, essaye, dans la modeste mesure de ses moyens, de discerner les voies d’un futur souhaitable. Hommage soit rendu à cet inspirateur. 

(1) Bertrand de Jouvenel, par Olivier Dard, Editions Perrin 2008

Share

Ajouter un commentaire