Pourquoi les Australiens ont dit « non » à la « Voix » aborigène ?

Il y a quelques jours, les électeurs australiens ont rejeté, par referendum, la proposition qui leur était faite d’inscrire dans la Constitution une « Voix » aborigène. La proposition visait à installer un organe consultatif auprès du parlement et du gouvernement (Voice to Parliament). Ses membres, issus des communautés aborigènes et nommés par elles, auraient porté la voix d’une population qui, si elle jouit de l’égalité civile, reste très défavorisée. L’inscription dans la Constitution visait à protéger l’organe consultatif des aléas de la vie législative mais aussi à procéder à une sorte de réparation morale en nommant les Aborigènes (3% de la population australienne) dans la Constitution d’un pays qui les a longtemps ignorés.

Le score sans appel (le « non » recueille 60% au niveau national. Il est majoritaire dans chaque Etat, y compris le très progressiste Etat de Victoria) a de quoi surprendre dans un pays où une large majorité des électeurs était, au départ, favorable au projet et où la réconciliation est au centre de la construction nationale depuis plus de vingt ans ; ce dont témoignent les Acknowledgement of Country qui ponctuent l’ouverture de toute réunion publique.

Le gouvernement du Labour ne s’est pas beaucoup interrogé sur sa défaite. Beaucoup ont évoqué des manipulations de l’information par le camp du « non » qui, il est vrai, n’a pas toujours fait dans la dentelle, agitant par exemple l’abolition des droits de propriété existants. Que le vote ait été pollué par des campagnes de désinformation est indéniable – nos démocraties doivent s’y habituer – mais les choses sont évidemment plus complexes. Comprendre les causes du refus permet de s’interroger sur les difficultés à dépasser les stigmates du colonialisme, ce qui va au-delà du cas australien.

La défaite fut d’abord tactique. Tout référendum est l’opportunité de polariser et l’opposition liberal (conservatrice) ne s’en est pas privée. C’est sans doute la première leçon. Sur des sujets de ce type, par nature inflammables, qui touchent à la mémoire ou à l’histoire de la Nation le travail politique doit être fait en amont. La proposition de référendum doit être bipartisane et le vote populaire servir d’onction à des réformes qui font consensus. Beaucoup ont aussi fait remarquer que la Constitution n’était pas faite pour réparer des traumatismes mais pour faire fonctionner les Institutions. En refusant de fixer les règles de fonctionnement de l’organe consultatif (renvoyées au législateur), le gouvernement a par ailleurs entretenu le flou et offert la formule gagnante au camp du « non » : « if you don’t know, vote no ».

Le fond de l’affaire semble davantage être que les Australiens ont rejeté une proposition bancale. Le projet donnait à la Voix la possibilité de faire des recommandations sur les sujets concernant les communautés aborigènes– c’est-à-dire, dans les faits, tous les sujets soumis au législateur. Chacun a vite compris que ses avis seraient difficiles à ignorer et que, s’ils n’étaient pas légalement contraignants, ils seraient profondément influents. S’est ajouté une méfiance face à ce qui est apparu comme une rupture du principe d’égalité à laquelle les partisans du « oui » n'ont apporté aucune réponse satisfaisante : pourquoi un droit spécial pour une partie de la population et pas une autre ?

Ces défauts auraient-ils pu être dépassés avec davantage de confiance ? Peut-être, mais ce référendum perdu a montré qu’elle n’existait pas. Les Australiens font de sincères efforts pour comprendre et intégrer la cosmologie aborigène mais ils doivent constater que la place que celle-ci donne à nature, au temps ou à la propriété est orthogonale à la culture dominante, essentiellement productiviste. Personne ne sait comment gérer cette contradiction et beaucoup ont pris peur à l’idée qu’elle se loge au cœur du Parlement, institution sacrée de la démocratie australienne.  

La leçon plus générale que l’on peut tirer du cas australien est que ces questions ne sont pas exemptes de rapport de force. La bonne volonté et la reconnaissance symbolique sont une chose, la rupture d’égalité ou des réparations substantielles en sont une autre. Les Australiens ont rejeté ce qu’ils ont perçu comme une disproportion entre la faute et la réparation pour décrire le dilemme en termes moraux, ce qui est évidemment une simplification. C’est pourtant bien ce dilemme qui attend quiconque s’engage sur le chemin de la réconciliation et du dépassement des stigmates du colonialisme.

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