Australie, éternel dominion ?

L’annulation par le gouvernement australien du contrat pour la conception et la fabrication de douze sous-marins d’attaque à propulsion diesel, et son remplacement par un partenariat (AUKUS) avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour l’équipement d’engins à propulsion nucléaire, est une décision dont la portée est considérable. Pour l’Australie, le changement de posture révèle un certain nombre de fragilités et d’incertitudes. Revue depuis Canberra.

Politiquement d’abord. Si les Etats et les Territoires de la Fédération mènent des politiques économiques et sociales audacieuses et souvent couronnées de succès, le gouvernement fédéral, issu du système britannique des dominions qui laissait à Londres les questions de souveraineté, n’a pas été taillé pour gérer de grandes politiques. Il a peu évolué. Les alternances de majorité ne permettent pas de faire évoluer un système qui reste prisonnier des égos et des intérêts des grandes industries exportatrices. A cet égard, le refus obstiné du gouvernement australien de prendre des engagements à la hauteur du défi climatique risque d’altérer durablement la réputation du pays et de lui fermer les portes des marchés où les standards environnementaux sont élevés. De plus en plus, les Australiens questionnent la capacité du gouvernement fédéral à faire entrer leur pays dans le monde complexe du 21e siècle et à conforter une identité australienne toujours inquiète. Ils se tournent vers des voix indépendantes pour conduire le renouvellement auquel ils aspirent. Le gouvernement a senti le danger, il vient de faire changer les règles électorales pour rendre plus difficile l’accès au parlement des candidats indépendants.

Politiquement toujours, dans un pays très sensible au sort des taxpayers et à la transparence de la vie publique, les autorités fédérales devront s’expliquer sur leur volte-face. Le changement de contexte évoqué pour justifier l’obsolescence de la technologie diesel choisie en 2016 a du mal à convaincre. Le livre blanc de la Défense, mis à jour en 2020, ne mentionnait aucune rupture de cette ampleur. Le fiasco est avant tout à Canberra, qui a failli dans l’évaluation des besoins de ses forces armées et qui pensait traiter ce type de contrat (un système d’armes prévu pour cinquante ans avec de multiples interférences diplomatiques) comme n’importe quel contrat commercial.

Sur la propulsion nucléaire, maitrisée par seulement cinq pays dans le monde, l’accord laisse beaucoup de sujets dans le flou, au point qu’il est impossible de dire quel sera son périmètre technologique et industriel. Depuis l’annonce du partenariat on insiste beaucoup côté américain sur le « challenge » que représentera ce type de propulsion pour les forces australiennes. On sait que l’Australie n’aura pas à faire l’effort de conception, peut-être pas même la construction puisque des scenarios de location, à plus ou moins long terme, commencent à circuler. On ne sait pas en revanche quelle part le fournisseur américain laissera sur la maintenance et le maintien en condition opérationnelle, processus essentiels pour l’emploi des bâtiments (qui enrichira le combustible, le chargera/ déchargera des réacteurs, le recyclera ?). Quoi qu’il en soit, ce sera une configuration inédite : l’Australie opérera une flotte à propulsion nucléaire sans en maîtriser totalement la technologie.  

La nouvelle configuration pèsera aussi sur la doctrine et l’emploi des forces. Le surcroît de projection et de furtivité apporté par la propulsion nucléaire est conçu comme une ressource supplémentaire pour le plan de containment de la Chine dont l’inspiration et la mise en œuvre sont avant tout américaines. Si les Australiens parviennent à gagner en autonomie sur le cycle de propulsion, ils n’auront qu’une partie de la double-clé de l’armement prévu sur les nouveaux submersibles. Personne dans le monde ne tire des missiles Tomahawk sans l’accord de Washington.

Cette association à sens unique et sans levier d’action, voulue par le gouvernement Morrison, accroît le risque d’entraîner le pays dans un conflit contraire à ses intérêts fondamentaux. Pas sûr que cela chagrine l’impétueux ministre de la Défense, Peter Dutton – par ailleurs auteur de la politique de détention offshore des réfugiés –, prompt à entendre « les tambours de la guerre » (drums of war) dans le détroit de Taïwan et impatient de préparer son pays à un conflit armé avec la Chine. Celle-ci n’a pas été longue à répondre à AUKUS, avec une escalade des tensions dont elle est coutumière. Au-delà de la Chine, c’est tout l’équilibre régional qui est affecté, plusieurs pays de la région se sont déjà inquiétés d’une nouvelle course aux armements.

Dans le fond, cette décision signe le renoncement de l’Australie à devenir une puissance régionale capable de réguler les tensions et les concessions liées à l’arrivée de la Chine au stade de grande puissance et de faire le lien entre les deux grands rivaux. L’Australie reste à la marge du monde asiatique dans lequel elle craint de se dissoudre. The fear of abandonment, selon le titre d’un classique des études de la politique étrangère australienne[1], continue de diriger les esprits. Le giron de mother England et du grand frère américain reste l’unique corde de rappel du gouvernement fédéral, d’ailleurs en contradiction croissante avec la sociologie australienne (28% de la population est née à l’étranger, souvent proche) et avec les aspirations de nombreux Australiens.

Difficile de conclure sans évoquer nos propres illusions, à commencer par la naïveté d’avoir pensé que la France pourrait soigner la peur de l’abandon de nos amis australiens. Il ne faut pas beaucoup de recherche pour voir que les fondamentaux géopolitiques de l’Australie ne font aucune mention de la France. Ce revers est l’occasion d’interroger la pertinence de notre politique Indopacifique dont le chef de l’Etat a tracé les contours dans le discours de Garden Island, à Sydney, en mai 2018. Si renforcer notre présence dans une région où vivent 1,6 millions de nos compatriotes et où circulent 60% du commerce mondial est légitime, on peut s’interroger sur les risques de suivre passivement le credo du rules-based-order (un ordre international fondé sur des règles) qui lui est associé. Trop souvent, il s’agit de défendre les seules règles et normes occidentales, dans une logique de containment de la Chine que nous n’avons pas choisie et dont AUKUS vient de montrer la tendance à l’escalade et à l’affrontement.

Canberra, 22 septembre 2021.

 


[1] Gyngell, A. (2017). Fear of Abandonment: Australia in the World since 1942. La Trobe University Press.

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