Liz et le mur d’argent

Depuis l’échec du cartel des Gauches en 1924, l’histoire française associe le mur d’argent à des puissances occultes et égoïstes capables de s’opposer à la volonté démocratique et d’abattre les forces progressistes. C’est Edouard Herriot, président du Conseil radical qui eut l’habilité politique de masquer son échec derrière cette allégorie qui depuis a prospéré. L’histoire fut certainement beaucoup plus complexe et ambiguë que cette opposition stéréotypée mais il est certain que le sol financier se déroba sous les pas du ministère Herriot comme il vient de se dérober sous ceux du ministère Truss.

Il est tentant de réfléchir à cet échec tant le mur d’argent a cette fois-ci sanctionné un projet qu’on peut qualifier sans exagération d’ultra libéral, ou plutôt de néo-libéral en ce qu’il était inspiré par le thatchérisme des années quatre-vingt, et de chercher ce qu’il peut avoir d’annonciateur, comme l’échec du Cartel annonçait un changement d’époque (la nécessité de dépasser les conséquences financières de la guerre) ainsi que la redoutable compétition des marchés avec le politique

Pour rappel, la Première ministre Liz Truss et son chancelier de l’Echiquier Kwasi Kwarteng se sont mis en tête de présenter un « vrai budget Tory » dont le ressort était une colossale baisse d’impôts de 45 milliards de livres (un tax cuts gospel dit le Guardian) au bénéfice des particuliers et des sociétés avec l’idée que cela débriderait la croissance. Dans les faits, le mur d’argent s’est concrétisé par une hausse spectaculaire des rendements des emprunts publics et une chute historique de la livre rendant impossible la continuation de la politique annoncée. Au-delà de ces aspects techniques, la réprobation est venue d’un large spectre d’acteurs financiers (du FMI à Goldman Sachs) et l’on peut dire que l’écosystème qui pourvoit la Grande Bretagne en liquidités et en solutions d’épargne s’est trouvé uni pour exprimer une hostilité fondamentale au plan Truss-Kwarteng.

Cette hostilité s’est d’abord exprimée contre une construction budgétaire proche du trucage puisque, non seulement, la baisse des recettes fiscales n’était pas compensée par des économies mais que le budget comprenait une hausse significative des dépenses pour le bouclier énergétique. C’est-à-dire que le « mini-budget » présentait des marges de manœuvre qui n’existaient pas. Pour mémoire, le mur d’argent s’était dressé contre le Cartel au prétexte que les bilans de la Banque de France avaient été truqués afin de dissimuler des avances de la Banque au Trésor, indispensables depuis la dévastation des dépenses publiques par la guerre. Réalité que le gouvernement refusait d’affronter en procédant à la dévaluation du franc-or et, par voie de conséquence, à la liquidation des rentiers. Le mur d’argent de 1924 fut ainsi composé de « chaque brique des petits épargnants » comme l’a montré l’historien Jean-Noël Jeanneney[1], et il y a probablement dans l’opposition au plan Truss-Kwarteng la même fronde de ses potentielles victimes, à commencer par les détenteurs d’emprunts à taux variables et les retraités/ fonds de pensions pour qui la hausse des taux d’intérêts est dévastatrice.

Plus profondément, le mur d’argent semble cette fois-ci s’en prendre à la théorie du ruissellement, chère à l’idéologie libérale, qui lie baisse des taxes sur les hauts revenus, croissance et retombées bénéficiaires pour le reste de l’économie. Cette théorie, démentie par les faits comme l’ont démontré le FMI ou la London School of Economics[2],vient de recevoir un nouveau démenti.

L’incantation à une croissance qui devait tout justifier ne semble plus non plus faire recette. C’est bien le « marché » censé faire apparaître cette croissance spontanée et indifférenciée qui est en cause. On peut là aussi acter un changement d’époque. L’ère de l’entreprise individuelle qu’il faudrait libérer de toute contrainte, cœur de la pensée thatchérienne, est passée. Quels que soient ses mérites elle n’est plus à la hauteur des enjeux, notamment ceux de la transition énergétique qui nécessite une colossale planification et donc de la conduite et des dépenses publiques. Evolution qui invalide les paris de type « anti-Etat, anti-bureaucratie » comme celui de Liz Truss.

Enfin, et ce point est largement commenté, la sanction virulente du mur d’argent sonne comme la liquidation des illusions du Brexit, c’est-à-dire l’impossibilité de faire renaître une prospérité sur des principes que la mondialisation et quarante ans de capitalisme financier global ont balayés. Peut-être comme fut autrefois liquidée l’illusion du retour à la stabilité du Franc-or de 1914, chemin pénible dont l’échec du Cartel fut un épisode et qui trouva sa conclusion technique dans la dévaluation Poincaré de 1928 (le franc perdit 4/5e de sa valeur) et dont la conclusion politique (liquidation des rentiers) ne fut vraiment dépassée que par la refondation de 1945.

Le mur d’argent a cette fois-ci sanctionné un radicalisme libéral complètement à contretemps et un radicalisme politique dont le Brexit a été une facette. Pour autant, ce refus épidermique face à la fuite en avant du ministère Truss est animé de forces diverses, en partie contradictoires, et l’histoire n’est pas finie. Il y a derrière ces soubresauts financiers des dynamiques politiques et sociales qui restent sans réponse comme semble le prouver la déshérence programmatique des conservateurs anglais (pas sûr que les nôtres fassent beaucoup mieux). Dans une période d’inflation, de hausse des taux, et de colossaux besoins de dépenses publiques (transition écologique, réarmement énergétique et militaire) qui seront les gagnants et les perdants ? Pour commencer, il faudra répondre à une question qui dépasse largement le Royaume-Uni : faut-il sacrifier la classe d’épargnants qui a bénéficié des effets de richesse du capitalisme financier ?

Peut-être quelques chutes de ministères en perspective…

 

 


[1] Leçon d'histoire pour une gauche au pouvoir. La faillite du Cartel (1924-1926), Editions du Seuil, 1977

 

[2] http://eprints.lse.ac.uk/107919/1/Hope_economic_consequences_of_major_ta...


 [AB1]« nouveau démenti » plutôt, non ?

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