Ukraine – A la recherche de la puissance positive

Comme tout conflit majeur la guerre provoquée par la Russie en Ukraine invite à s’interroger sur la puissance, notion omniprésente dans les relations internationales mais toujours difficile à cerner. Qui détruira ? Qui vaincra ? Qui protégera ? Qui inspirera l’avenir et construira une paix durable, voire un nouvel ordre mondial ? Questions essentielles face à un conflit devenu le point de convergence de transformations profondes, à l’œuvre bien avant le 24 février 2022 et dont l’enjeu est d’éviter davantage de confrontation. C’est dire s’il est urgent de retrouver de la puissance positive, capable de force et d’apaisement.

Par son agressivité, la médiocrité de ses objectifs et la rusticité de ses méthodes, la Russie confirme qu’elle reste ce qu’elle a toujours été : un pays dont la puissance s’incarne avant tout négativement, dans la nuisance. A l’origine de cette capacité si l’on peut dire, il y a le vice délétère d’une société fermée où l’ennemi est partout et qui ne voit son salut que dans l’impérialisme, la guerre, la propagande, et l’enfermement.

La contre-performance d’une armée que l’on pensait puissante n’a pas d’autre explication. Les chefs militaires se succèdent mais c’est la même hiérarchie obtuse et inefficace, incapable d’initiative qui répète les mêmes manœuvres pour les mêmes échecs. La coercition du haut en bas de l’échelle ne laisse comme solution que le pilonnage rudimentaire et les tirs de terreur sur les civils et comme résultat des milliers et des milliers de morts.

L’Etat russe contribue peu aux enjeux planétaires et encore moins universels, il ne l’a jamais fait. Sa grande guerre patriotique était d’essence impérialiste, entachée qu’elle fut du pari perdu d’une alliance avec le nazisme et de l’occupation prédatrice d’une moitié de l’Europe pendant un demi-siècle. L’impérialisme qui inspire le Kremlin est irréductible à tout idée de bien commun. Pire, le poutinisme menace les rares couches d’universalité auxquelles la Russie participe : la science, par essence communautaire et internationale, et la culture qui étouffe sans un minimum de liberté.

La nuisance la plus évidente est la menace nucléaire que le Kremlin agite régulièrement à destination, en premier chef, de l’opinion européenne. On ne peut exclure que Poutine pousse jusqu’au bout la logique mortifère et il était consternant de l’entendre expliquer aux Russes que si la Russie était défaite il faudrait aller au paradis des martyrs. Plus rationnellement, Poutine s’est vu signifier par son maître de Pékin que l’emploi du nucléaire était exclu et les Américains ont fait savoir que, le cas échéant, ce qu’il reste de l’armée russe serait détruit par des moyens conventionnels. On a là des signes clairs de puissance positive.

Le résidu des alliances (Syrie, Corée du Nord, Iran et quelques juntes africaines en sursis) suffit à résumer la négativité de la puissance russe. Lavrov peut clamer à Ankara que la paix sera axée sur le nouvel ordre mondial, la Russie n’a pas le niveau de puissance adéquat pour atteindre cet objectif. Elle a malheureusement une capacité de nuisance significative et le conflit peut durer.

La Chine pense pouvoir seule être le pivot d’un nouveau projet planétaire. Certes mais il faudra dépasser la contradiction fondamentale qui entache son projet : un anti-occidentalisme et une obsession taïwanaise qui susciteront des antagonismes insurmontables. Dans l’immédiat, le sort de l’Ukraine, voire celui de la Russie, lui sont indifférents mais ce qui serait perçu comme une victoire occidentale lui est insupportable. Pas étonnant que Macron, doté d’une puissance surtout symbolique, n’ait rien obtenu à Pékin.

Y a-t-il une réserve de puissance utile parmi les puissantes émergentes ? La réponse est probablement non. Aucune n’a la « traction » nécessaire pour faire bouger les lignes. Certains prolongent paresseusement des relations anciennes avec la Russie/ URSS fondées sur le commerce des armes et l’anticolonialisme cynique de Moscou. Beaucoup s’empressent de tirer profit des divers trafics et des opportunités douteuses offertes par la guerre.

Ces Etats ont aussi en commun un intérêt limité pour le système international libéral fondé sur le droit et des valeurs universelles que la guerre en Ukraine risque d’amener à son terme. Le multilatéralisme issu du règlement de 1945 est en situation de blocage institutionnel puisque le Conseil de sécurité est présidé par un membre permanent coupable d’un crime d’agression. Plus profondément, le conflit accélère l’agonie de la supranationalité à laquelle les Etats-Unis ont pris une large part. Ce qui devait être un système de puissance positive fait face à la prolifération d’une vision alternative des relations internationales. Ses principes sont la non-ingérence dans des zones d’influence locales ou régionales et une diplomatie transactionnelle dépourvue de tout but supérieur, moral, légal, social ou politique.

Le sujet est pressant car le trumpisme, profondément imprégné de cette vision, l’a emporté dans l’un des deux partis de gouvernement américain. Dans ces conditions, un des centres de gravité de la guerre en Ukraine est l’opinion américaine qui déterminera l’engagement financier et l’engagement pour la paix (donner des garanties de sécurité sur la durée) ; c’est-à-dire la profondeur de la puissance positive des Etats-Unis.

L’Europe sera face au mur si l’opinion américaine, et ses élus, se détournent du conflit. Face à l’agression russe elle répète un schéma somme toute classique de son histoire : le refus farouche d’un projet impérialiste qui passe les bornes et rompt l’équilibre du continent. Dans ce scénario, la logique veut que le régime de l’Etat perturbateur soit puni et empêché de nuire à nouveau ; c’est-à-dire défait militairement et corseté dans un système de sécurité collective, voire éliminé s’il est irrécupérable. Depuis le début du 20e siècle le retour à l’équilibre ne peut se faire sans la puissance américaine. C’est encore le cas aujourd’hui.

La puissance positive de l’Europe réside dans sa capacité à bâtir une paix efficace. Elle peut s’inspirer d’une longue tradition de réparation des cataclysmes guerriers dont la paix de Westphalie (qui fait l’admiration d’Henry Kissinger) ou le projet européen depuis 1945 sont de bons exemples. Le projet est incertain tant la confrontation voulue par Poutine est enracinée dans une profonde hostilité et les défis posés aux Européens colossaux (extension de l’UE, interférences avec l’OTAN) ; sans compter quelques exemples historiques de paix ratées…

Ce rapide tour d’horizon montre l’ampleur des blocages pour davantage de puissance positive. On peut avancer trois grandes pistes pour y remédier.
D’abord dénoncer sans relâche une guerre d’agression scandaleuse du fait de ses crimes mais, aussi, de la médiocrité de ses objectifs à un moment où le monde doit s’unir pour résoudre un changement climatique à même de balayer n’importe quelle puissance d’échelle humaine.
Ensuite, travailler activement avec le Global South, d’ailleurs pas aussi global qu’on le laisse croire. Il faut solder les comptes du colonialisme, et du post-colonialisme. Cela demandera des efforts à tous mais c’est le prix d’une nouvelle concorde ; accessoirement la propagande russe y perdra une rente de situation.
Enfin avoir le courage d’une réforme de l’ONU capable de sauver le système multilatéral. Une réforme qui, c’est le règle des relations internationales, intègrera la nouvelle hiérarchie des puissances issue de la guerre et un système capable de garantir de nouvelles solidarités planétaires.

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