Jean-Pierre Dupuy : Pourquoi une guerre nucléaire en Europe est possible

Date de la venue de l'invité: 
Lundi, 12 juin, 2023

« Avec la guerre en Ukraine aux portes de l'Europe et la montée des affrontements - aujourd'hui verbaux et "à distance"- entre la Russie et les puissances de l'OTAN, Jean-Pierre Dupuy[i] estime que "nous sommes plus près d'une guerre nucléaire que nous ne l'avons jamais été pendant la guerre froide".

Pourquoi donc sommes-nous si peu conscients de la possibilité de cette apocalypse ? Comment apprécier les "chances" que la guerre que mène Poutine aboutisse à cette catastrophe absolue d'une troisième guerre mondiale qui anéantirait notre civilisation toute entière ? »

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Et effectivement « Y a-t-il une chance que la guerre en Ukraine débouche sur une guerre nucléaire entre la Russie et l’Ouest ? » est la question déstabilisante posée dans sa présentation au Club le 12 juin 2023 par le philosophe Jean-Pierre Dupuy. Il considère que c’est malheureusement très possible.

Pour Jean-Pierre Dupuy, ce n’est que la chance qui a évité un conflit nucléaire ces 80 dernières années. « We lucked out » a dit dans ses mémoires un ministre de la Défense américain, « nous avons eu du bol ». Tôt ou tard, un accident engendra un conflit nucléaire, et d’autant plus tôt qu’il y aura beaucoup d’armes nucléaires en beaucoup de mains différentes : 350 personnes pourraient parait-il appuyer sur le bouton aux Etats-Unis. Et le risque est aussi en amont dans les alertes qu’elles reçoivent : humaines (avec un incident effrayant de fausse alerte tout récemment à Hawaï) ou de plus automatiques avec les « boites noires » qui l’IA va multiplier.

Avant l’arme nucléaire la doctrine de Clausewitz régnait, fondée sur la distinction entre Défense et Attaque, et sur une dialectique : la Montée aux extrêmes des belligérants, équilibrée par l'incertitude, ce qu’il appelait le « brouillard de la guerre ».
Avec l’arme nucléaire, on court-circuite les deux éléments clefs de la guerre selon Clausewitz. A la fois la séparation entre défense et attaque et l'incertitude, qui freinait la montée aux extrêmes dans le cas d'une guerre conventionnelle, l'accélère au contraire dans le cas d'une guerre nucléaire, avec des doctrines aux noms évocateurs comme « Launch on warning », ou « Striking second first ». Pour Jean-Pierre Dupuy, l’arme nucléaire rend ainsi l’apocalypse nucléaire une certitude, seule la date restant incertaine.

Les défenseurs de l’arme nucléaire (les seuls à s’exprimer en France) reconnaissent que l’arme nucléaire détruit toute la dialectique traditionnelle de la défense et de l’attaque, mais s’en remettent à un troisième axe : la dissuasion. Elle ferait de la possibilité de l'apocalypse la condition d'une paix durable.

Malheureusement, la dissuasion est une menace non crédible car elle revient à un suicide. Elle suppose pour fonctionner des conditions qui ont toujours été violées, et d’abord qu’il n’y ait aucune défense anti-nucléaire, et une totale transparence sur les dispositifs nucléaires de première frappe. L’idée du film Docteur Folamour, décrivant le lancement d’une guerre nucléaire sur un malentendu, repose sur une histoire vraie qui aurait dû déclencher l’apocalypse :  aux derniers jours de la crise de Cuba, un sous-marin russe coupé de Moscou et attaqué par un porte-avion américain a failli envoyer une torpille nucléaire. Le salut est venu d’un gradé par hasard à bord, différent des deux chefs de bord responsables qui avaient eux déjà pris la décision de lancer l’arme, et qui les a fait changer d’avis. Les Russes n’avaient pas dit que leurs sous-marins avaient cet équipement nucléaire, les Américains ne le savaient pas, et les Russes ne savaient pas que les Américains ne le savaient pas.

Les armes nucléaire tactiques (ou intermédiaires), celles que Poutine vient de déplacer en Biélorussie, sont aussi une violation de la logique de la Dissuasion. Après avoir failli négocier un désarmement nucléaire total en 1986, l’accord de 1987 a interdit ces armes (moins de 500 ktonnes, soit 10 fois Hiroshima, moins de 5500 km) : ce traité a été dénoncé en 2019 par Trump et par Poutine, juste quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine. Aujourd’hui l’Otan et la Russie ont des armes nucléaires tactiques en Europe, même si la Russie en a beaucoup plus : il y en aurait 2000 dans l’enclave de Kaliningrad, la ville de Kant et de son « Traité de la paix perpétuelle »…

Le pessimisme de Jean-Pierre Dupuy (qui se réclame de Hobbes) est total. Je soumets l’idée qu’on pourrait enclencher une disparition des armes nucléaires nationales, comme envisagé en 1945, puis en 1986, et comme on a enclenché en Europe une disparition des armes des particuliers. Que la France avec sa force de frappe minuscule et coûteuse aurait des avantage politiques et économiques à devenir la première des 11 puissances nucléaires à y renoncer et à rejoindre les 86 pays qui ont signé le traité mettant les armes nucléaires à l’index. Jean-Pierre Dupuy estime que cela ne servirait à rien parce qu’il est impossible de supprimer la connaissance de l'arme, et qu’on peut facilement la recréer. C’est selon moi un argument fragile. Il y a beaucoup de terribles fléaux que nous n’arrivons pas à éradiquer complètement, mais contre lesquels nous unissons nos forces pour les maintenir au plus bas, c’est même une des définitions possibles de la civilisation.

Jean-Pierre Dupuy note à juste titre que l’arme nucléaire introduit un coin entre justice et paix. Si on veut la paix, il considère que c’est une folie d'intégrer l’Ukraine à l’Otan : pour la Russie, c’est comme pour les Etats-Unis si on mettait des armes nucléaires à Bogota ou à Cuba. Si on veut la paix, c’est aussi une folie de vouloir battre Poutine : si Poutine considère qu’il est en train de perdre, il aura recours au nucléaire tactique (son seul gros avantage), et on revient à Clausewitz mais avec la montée aux extrêmes très rapide du conflit nucléaire. Il ajoute que des Russes ont dit que Kiev ne serait pas visé, mais plutôt Londres et Paris.

J’ajoute que l’arme nucléaire avantage les dictateurs. D’où d’ailleurs cette doctrine selon laquelle un peu de folie du chef ajoute à la qualité de la dissuasion (rappelons que la doctrine nucléaire de base s’appelle MAD pour Mutual Assured Destruction).  Les militaires en ont beaucoup voulu à Giscard d’Estaing d’avoir dit dans ses mémoires « qu’il n’aurait jamais appuyé sur le bouton ». Cette arme met une démocratie en position structurelle de faiblesse car sa gouvernance collective la rend beaucoup moins susceptible d’être suicidaire qu’un dictateur.

NB : sur la nécessité d’un débat sur l’arme nucléaire voir le numéro de R! consacré au risque de guerre nucléaire.

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La vidéo intégrale des interventions et échanges est disponible ci-dessous pour tous ceux qui n’ont pu y assister et souhaitent en savoir plus !

 

 


[i] Auteur de "La guerre qui ne peut avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire", Jean-Pierre Dupuy est professeur de sciences politiques à l'université Stanford en Californie et membre de l'Académie des Technologies. Il a été notamment professeur de philosophie sociale et politique à l'Ecole Polytechnique, membre du Conseil général des Mines et président du comité d'éthique et de déontologie de l'Institut français de radioprotection et de sécurité nucléaire.

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