Veut-on encore être gouverné ?

Les concerts de casseroles résument désormais une profonde crise politique et sociale dont on retiendra que la cause immédiate fut la réforme des retraites. Reste à en saisir les causes profondes, au-delà des idiosyncrasies françaises et du « c’est la faute à Macron », argument qui, s’il n’est pas sans fondement, ne suffit pas à l’explication.

Quasiment partout, les institutions du monde libéral perdent en efficacité. Elles sont moins « fluides » et semblent davantage crisper que réconcilier. Quelque chose dans la société leur échappe qu’elles ne parviennent plus à amalgamer, à synthétiser, à représenter, à modérer, à apaiser ; à un certain point ces mots disent la même chose. Polarisation de la vie politique américaine, crise sociale et politique anglaise ou encore contestation-révolte contre la réforme judiciaire en Israël : lieux et contextes diffèrent mais partout la démocratie libérale patine.

Ses qualités intrinsèques sont touchées. La radicalité prend le pas sur la tolérance. On touche là au cœur de la démocratie moderne fondée dès le 17e siècle qui, en réponse aux conflits inexpiables des guerre de religion, fixait pour horizon un vivre-ensemble prosaïque, rationnel et dépassionné.

Cette radicalité conduit à l’altération de la fonction délibérative, autre marqueur central de la démocratie moderne. Les conservateurs américains ne délibèrent plus de bonne foi. Ils savent que le vote leur sera toujours défavorable et ne croient plus aux règles de la démocratie libérale. Des illibéraux, élus, musèlent les organes de délibération, arguant leur manque d’efficacité. Une partie de la gauche française fait de la souveraineté du peuple un bélier contre la représentation pluraliste et ignore le débat dans un parlement à ses yeux illégitime. A ces évolutions, on peut ajouter une toile de fond wokiste qui, en mettant les mots au même niveau que la violence, réduit encore ce qu’il est permis de dire et ce dont on peut débattre. Moins de débat et de délibération signifie une régulation politique et des processus de production de politiques publiques altérés comme on vient de le voir en France. Un esprit de véto s’impose, orthogonal avec les intentions et le fonctionnement démocratiques.

On peut dès lors s’interroger. Veut-on encore d’un contrat social tel qu’il a été créé, réformé et adapté depuis plus de trois siècles et dont la base est un accord tacite, une adhésion volontaire de ses membres, une tolérance réciproque entre gouvernants et gouvernés ? Autrement dit, veut-on encore être gouverné ? Y a-t-il encore un consentement pour reprendre un mot, récent véhicule d’une profonde évolution sociétale, que la politique ferait bien de s’approprier ? Il n’y a aucune réponse évidente à cette altération du cœur de nos démocraties mais il est urgent de chercher à comprendre les causes si l’on veut y remédier[1].

D’abord, le capitalisme libéral s’est radicalisé. Les conséquences de cette évolution sont souvent commentées, généralement pour insister sur les inégalités. Les inégalités sont en elles-mêmes un facteur de division mais, plus profondément, la radicalisation du capitalisme menace l’équilibre d’un autre principe clé de la démocratie moderne qui veut que chaque individu soit autonome et ait les moyens de gérer sa vie. On touche ici du doigt une ambiguïté trop peu commentée de la démocratie dont le pacte est un mélange de promesse (se libérer des servitudes) et de cruauté (être seul responsable de l’usage de la liberté). L’adhésion au principe fondateur d’autonomie suppose que l’on puisse, individuellement, y trouver son compte et que ce sentiment soit majoritaire ; trouver son compte sous forme d’autonomie et en bénéficiant des mécanismes de solidarité indispensables à toute forme de société. Trente ans de capitalisme financier ont rompu un équilibre. On questionne dès lors la prétention à gouverner d’un pouvoir accusé de laisser libre cours à un libéralisme nocif[2]. A quoi bon une gouvernance démocratique si elle transforme l’autonomie en menace permanente?

Seconde cause profonde, le principe d’autonomie individuelle s’est radicalisé, un peu comme le capitalisme a dérivé vers une forme extrême. La démocratie libérale accorde une capacité morale, égale à chaque individu qu’elle garantit par le droit et une certaine indifférence qu’on nomme de façon positive « tolérance ». En quelque sorte, en démocratie, les individus intériorisent une limite au développement de leur identité au bénéfice d’une autorité diffuse que Tocqueville appelait « idées communes ». De cet effacement volontaire, on est passé au droit absolu d’affirmer son moi et sa subjectivité propre. Cette évolution s’inscrit en partie dans une tendance séculaire et largement positive qui permet aux individus et aux groupes dans lesquels ils se reconnaissent de se libérer d’une oppression sociale persistante. Mais la radicalisation du principe d’autonomie s’exerce maintenant aux dépens des règles, perçues comme une oppression, non plus comme une régulation. Cette évolution conduit logiquement à la dissidence dont les exemples se multiplient : dissidence vis-à-vis du gouvernement, de la loi, du système représentatif et même de la science confrontée à des subjectivités qu’il n’est plus permis d’offenser. Il est frappant de voir aujourd’hui, en France mais pas seulement, l’imprégnation des références à l’oppression et à son pendant, la dissidence.

Lire aussi : www.clubdesvigilants.com/alerte/foule-idees-communes-et-autorite

Ces différentes évolutions, qu’on regroupe parfois sous le terme-idée « d’horizontalité », caractérisent l’ordre social contemporain et l’ère digitale. Elles s’agrègent et se nourrissent entre elles et sont liées aux réseaux sociaux dans de complexes rapports de causalité. Elles provoquent l’inadéquation croissante de formes politiques et d’institutions forgées par et pour l’ère industrielle et technocratique, plutôt verticales, dont le cycle historique semble s’achever. Leur réforme est inévitable car les institutions doivent épouser l’esprit du temps et concrétiser la démocratie dans des formes solides car son sait qu’en la matière, les idéaux ne suffisent pas.

La difficulté qui nous guette est que la traduction libérale, politique et institutionnelle de cette horizontalité peine à se frayer un chemin, à la différence de sa rivale la verticalité illibérale dont le portefeuille de solutions parait plus fournie et qu’on voit prospérer dans le monde (autre tendance lourde). N’oublions pas que le fascisme et autre planisme à la française furent les premières réponses aux puissantes transformations et bouleversements du capitalisme industriel et qu’ils parurent d’abord fort efficaces…

Sauf révolution, ou guerre, un cheminent institutionnel est lent et plein d’inerties. Il est donc percuté par des échéances électorales plus propices à l’instrumentalisation des contradictions qu’à leur résolution. A ce stade, il est probable que l’élection présidentielle française de 2027 reflètera l’ensemble des tensions évoquées plus haut en offrant un choix entre un projet illibéral (RN), une révolution « horizontale » radicale emmenée par LFI, et une rénovation-continuation, sans rupture, de la technocratie défendue par les « partis de gouvernement » avec, cette fois-ci, un rapport de force totalement inédit

 


[1] On reprend ici certains arguments de Francis Fukuyama dans, Liberalism and its discontents, Profile Bools, 2022

[2] Pour la période récente, on peut relire Dominique Méda, qui fit la chronique, pour Le Monde, de la radicalisation du capitalisme libéral en France. Dominique Méda, C’étaient les années Macron, Flammarion, 2022.

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