Faire évoluer le modèle agricole français, c’est possible ?

Date de la venue de l'invité: 
Mercredi, 15 novembre, 2023

Le « système productiviste » qui structure actuellement l’agriculture française est une catastrophe pour beaucoup d’agriculteurs et pour la nature. Cependant il est difficile de l’infléchir sans un « big bang » ou « révolution » qui puisse lui donner une orientation radicalement nouvelle et qui suppose aussi d’autres révolutions, notamment dans nos modes de consommation.
Tel est en substance le message que l’on peut retenir de la matinale en visioconférence organisée le 15 novembre par le Club des vigilants avec Nicolas Legendre.

Installé en Bretagne, fils de paysans bretons, Nicolas Legendre est journaliste pour diverses publications dont Le Monde, qui a publié au printemps des bonnes feuilles alarmantes de son livre[1] très critique à l’égard du milieu agricole officiel. Le reporter y a, entre autres, rassemblé, pour la première fois, une série de témoignages (anonymes mais nombreux) de syndicalistes, agriculteurs, etc. évoquant des menaces et représailles diverses contre ceux qui remettent en cause le modèle dominant ou cherchent à s’en écarter. Son enquête se limite à la Bretagne mais il suppose que « violence et omerta » existent aussi ailleurs.

Après un début de remise en cause par Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture pendant la présidence Hollande, le système se raidit et se défend, estime l’orateur. Notamment par une propagande dont le message principal se réduit à l’idée simple que le modèle actuel a besoin d’être conforté si l’on veut que l’agriculture française puisse continuer à nourrir la France. En effet la balance agricole, qui ne serait pas positive sans les exportations de vin, se dégrade et est devenue très négative pour les fruits et légumes par exemple.

Mais le résultat de ce « système productiviste » n’est pas gai pour trop d’agriculteurs et d’éleveurs bretons, dont l’auteur nous décrit le parcours type : surinvestissement dans le matériel, dépendance à des intrants couteux (engrais, aliments, médicaments…), coûts trop souvent supérieurs aux prix de vente (« les courbes se croisent dans les années 80 »), surendettement (et notamment à court terme). Nicolas Legendre insiste sur ce point. Ce qui plombe les exploitations ce ne sont pas « les charges » dont se plaint sans cesse la FNSEA, syndicat agricole dominant, assure-t-il. C’est l’endettement. Les victimes n’arrivent pas à se payer une rémunération convenable et travaillent pratiquement 7 jours sur 7, 365 jours par an. La faillite, voire le suicide, sont trop souvent au bout. Le sommet de la dépendance est atteint par les éleveurs totalement « hors sol » qui n’ont pas de terres pour produire, au moins en partie, l’alimentation de leur bétail.

En arrière-plan il y a « la guerre des terres », évoquée dès le début de son propos par Nicolas Legendre. Les exploitations de ceux qui n’y arrivent pas ou vont prendre leur retraite dans les années qui viennent (50 ans d’âge moyen dans l’agriculture) sont convoitées par ceux qui rêvent de s’agrandir encore et encore.

Nicolas Legendre est conscient que le big bang des années 60/70 qui a installé ce modèle en France n’est pas dû qu’aux politiques (le célèbre remembrement), à la montée en puissance des financiers (le Crédit Agricole notamment), au développement des grandes coopératives et de la grande distribution. Beaucoup d’agriculteurs ont été fascinés par ce nouvel horizon en partie « mythique » et notamment par l’arrivée des machines fabuleuses. Beaucoup le sont encore et l’énorme tracteur de 200CV fait leur fierté et leur malheur. Lui-même, enfant, était fasciné par « les grosses bécanes » et a imaginé un temps d’en faire son métier (l’exploitation familiale n’a pas été reprise par les enfants).

Ceux qui profitent du « modèle productiviste » ne sont pas seulement les quelques agriculteurs qui s’en tirent bien, les dirigeants de coopératives dont les rémunérations seraient très opaques et très confortables, les financiers et autres producteurs d’insecticides ou de « grosses bécanes ». Il y a aussi le consommateur (la part du coût de l’alimentation a baissé dans les budgets) et la grande distribution qui, quels que soient ses effets d’affichage sur les circuits courts et les producteurs locaux reste, à son avis, intimement liée au système.

Un des grands intérêts du livre de Nicolas Legendre est qu’il décrit, en contrepoint, des agriculteurs qui ont tenu bon hors système et s’en tirent beaucoup mieux : rémunérations convenables et temps de travail plus supportable. Leur « secret » ? Plus d’autonomie, moins d’intrants, une mécanisation et un endettement limité. Pas de dimension type. Cela va, explique-t-il, de l’exploitation maraichère sur un hectare à des élevages sur herbe de 150 hectares.

Pour autant le « système » lui semble structuré sur un tel « alignement des planètes » et alignement d’intérêts depuis les années 60/70 que les évolutions de quelques agriculteurs ou d’une partie des consommateurs ne lui semblent pas susceptibles d’ébranler une forteresse sur la défensive et un système très « ancré dans l’imaginaire du monde paysan » qui est, en somme, victime de sa « foi dans le progrès ». Attendre qu’il soit bloqué par ses propres impasses « ça peut être long ».
La démographie agricole devrait obliger à redonner une attractivité à la profession puisque, dans l’état actuel des tendances, nombre de retraités ne seront pas remplacés. Mais Nicolas Legendre semble plutôt craindre que cela n’accélère l’évolution vers une « agriculture de firme », les plus grosses exploitations reprenant les terres libérées pour devenir encore plus grosses.

Les réactions à son livre donnent à Nicolas Legendre l’impression que « les plaques tectoniques » bougent mais que personne n’ose s’exprimer.[2]

Logiquement le levier qui devrait remettre fortement le système en cause est la lutte contre le changement climatique et la dégradation de l’environnement. Le « modèle » actuel est évidemment très fortement émetteur de gaz à effet de serre et consommateur de pétrole et d’engrais non renouvelables. « Réservera-ton les dernières gouttes de pétrole  à la dernière moissonneuse-batteuse ? ».

La vidéo intégrale de l'intervention et des échanges est disponible ICI et toutes les vidéos des Matinales sont sur la chaîne Youtube du Club

 


[1] Silence dans les champs. Système agro-alimentaire : violence et omerta. Sept ans d’enquête en Bretagne. Éditions Arthaud.

[2] Un pacte/loi d’orientation agricole est, en principe, au programme du gouvernement. Une concertation assez discrète a eu lieu. L’objectif annoncé est de « répondre au défi du renouvellement des générations ». À suivre.

 

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