Libye : 2021, année de tous les espoirs après des années de chaos

Professeur Alaya Allani

Le professeur Alaya Allani est historien chercheur universitaire (Histoire contemporaine et du temps présent) à l’Université la Manouba à Tunis. Il a réalisé et publié de nombreux travaux sur l’Islamisme et le Salafisme en Afrique du Nord et au Proche Orient et participé à de nombreuses conférences en Europe (Austrian Study Center for Peace and Conflict Résolution, Vienne Novembre 2017), Paris (Center for Mediterranean Intégration - Mai 2015), Tokyo (Mars 2014).

Il a bien voulu répondre aux questions du Club des vigilants sur son appréciation de la situation actuelle en Libye, à un moment où les années de chaos et de division du pays semblent pouvoir céder la place à un espoir d’apaisement avec les récentes élections démocratiques et la constitution ce mois-ci du nouveau gouvernement.
Il identifie les nouvelles opportunités pour le pays, tant en termes économiques que politiques et nous propose une grille de lecture sur les changements potentiels de ce pays sur la scène géopolitique. La Libye, largement convoitée pour ses ressources et richesses naturelles, se situe en effet aux cœur de rapports de force qui impliquent des acteurs potentiels de plus en plus nombreux, avec notamment un rôle croissant de la Turquie.

Cette interview sera le point de départ d’autres analyses dans les mois qui viennent sur ces rapports de force : ont-ils eu une influence sur la mise en place du processus démocratique ? Quel est le poids de l'influence étrangère pour le gouvernement en place ?

A suivre ...

Club des vigilants : Le vote des membres du Forum du Dialogue politique libyen à Genève début février a abouti à l'élection de représentants de l'Autorité exécutive provisoire qui assureront la gestion intérimaire des affaires du pays jusqu’à la tenue d'élections présidentielles et parlementaires fixées au 24 décembre 2021. Cette réussite a été unanimement saluée par les forces occidentales et régionales. 
Pouvez-vous partager avec nous votre analyse des résultats qui voient émerger deux nouvelles figures politiques, Abdel Hamid Al Dabaiba, chef de gouvernement et Mohammed Younis Menfi, président du Conseil présidentiel ?

Je crois que la majorité des Libyens ont voté pour de nouvelles figures politiques, non impliquées dans des rivalités militaires.
C’est une nouvelle équipe plus proche des démocrates américains et européens.

Le parlement a voté la confiance au gouvernement d’Abdel Hamid Al Dabaiba le 10 mars 2021 avec une majorité écrasante (132 députés sur 133), preuve s’il en est que le peuple libyen,à travers ses représentants, a privilégié la stabilité sécuritaire et économique.
C’est un gouvernement d’union nationale avec une première depuis l’indépendance de la Libye en 1951: la nomination de la première femme au poste de ministre des Affaires étrangères en la personne de Najla Al-Manqoush, qui a auparavant travaillé au Conseil national de transition. La nouvelle ministre libyenne est titulaire d’un doctorat de gestion des conflits et de la paix de l’Université George Manson.
Ce gouvernement est représenté par des personnalités issues des 3 principales régions, dont les deux dernières représentent 90% des richesses pétrolières et minières du pays : la région Tripolitaine à l’ouest du pays, fortement peuplée, la région Cyrénaïque à l’est du pays, moyennement peuplée et le Fezzan, au sud du pays, faiblement peuplé

Le chef du gouvernement, Abdel Hamid Al Dabaiba, est un homme de consensus et très ouvert au monde des affaires. Il entretient par exemple de bonnes relations avec l’UTICA de Tunis (Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat).
Pour mobiliser autour de son programme politique, il a effectué des visites en Egypte au début de l’année.
Les milices de Tripoli en général ne lui seront pas hostiles s‘il arrive tout à la fois à promouvoir une loi d’amnistie générale et à intégrer certains membres des milices au sein du corps de la police.
Je pense que M. Dabaiba est capable de désarmer les milices mais il devra appuyer son autorité sur le général Haftar et sur la “commission 5+5” qui a été créée suite au congrès de Berlin (Janvier 2020). Cette dernière est composée de 5 officiers des armées de l’ouest et de 5 autres de l'armée de l’Est pour sécuriser le pays et préparer l’unification de l’armée. Je rappelle que deux armées s’affrontent depuis des années.
Il aura le soutien de la majorité des Libyens, qui ont trop souffert de la guerre. Il a aussi le soutien des USA, de l’Europe et des Nations Unies.

Mais il lui faudra du temps pour réaliser des réformes dans plusieurs domaines prioritaires pour l’avenir.
Tout d’abord en matière de sécurité avec le retrait de toutes les milices (les Turcs ont déclaré le 14 mars 2021 que le retrait des mercenaires syriens se ferait au cours du mois d’avril 2021).
Ensuite avec la nécessité d’un« retour à la normale »pour la vie quotidienne (fourniture d’électricité et soutien urgent à la santé en cette période de COVID 19 et de développement de ses nouveaux variants).
Egalement avec la nécessaire reprise de l’exportation de pétrole et l’élaboration d’une nouvelle gouvernance pour ce secteur, qui a fait polémique ce dernier temps. Enfin il devra préparer le pays aux élections parlementaires et présidentielle du 24 décembre 2021 (accord à trouver sur le mode de scrutin et sur la nouvelle version de la constitution).

Maintenant, concernant le nouveau président du conseil présidentiel, Mohammed Younis Menfi, ancien ambassadeur en Grèce, il émane d’une tribu très respectable à l’Est de la Libye.

Ses relations avec le général Haftar sont normalisées mais peu intimes.
Bien que ses prérogatives soient très limitées (il est tout de même chef suprême de l’armée et responsable de la diplomatie, sur le modèle tunisien), il pourrait aider à rassurer ses voisins immédiats du Maghreb.
Il entretient de bonnes relations avec l’Algérie comme avec la Tunisie (qui peut se positionner d’une manière plus efficace sur le plan économique avec ses compétences et sa main d’œuvre) et aura une possibilité de créer un jour (après les prochaines élections bien sûr) un marché commun avec ses voisins pour redynamiser le marché du grand Maghreb.
Pour y parvenir, il faut néanmoins que soit trouvée une solution entre l’Algérie et le Maroc à propos du Sahara occidental…

L’un de ses atouts est que la nouvelle équipe gouvernementale se libère de toute intervention de l’ancien gouvernement et peut aider à la neutralisation du phénomène terroriste.

Sur le plan intérieur, Mohammed Younès Menfi peut jouer le rôle de médiateur avec les différentes composantes sociales et surtout tribales dont l’influence est très importante en Libye.
Partageant la même vision politique et appartenant à la même liste électorale que le chef du gouvernement Dabaiba, ceci va minimiser un “risque de clash” à priori.

Sa priorité est aujourd’hui d’unifier le plus vite possible les deux armées de l’Est et de l’Ouest.

Club des vigilants : Dans votre intervention à l’IRSEM, le 25 Juin 2019, lors de la Conférence “Gulf States stratégies of Influence in MENA région and Horn of Africa”, vous évoquez la “ligne de défense” de la Turquie en vue de restaurer les frontières de l’Empire Ottoman, de ses propres côtes à la Libye et au-delà, vraisemblablement jusqu’aux portes de Vienne.
Pensez-vous que l’influence de la Turquie sera renforcée dans ses plans de contrôle des ressources naturelles comme l’or, les diamants, les phosphates et matériaux rares ainsi que les principales bases navales et routes de navigation ?

Si la Turquie n’est pas membre de l’union africaine, elle en est un partenaire stratégique depuis 2008. 
De sources fondées, la Turquie figurera parmi les grands pays qui obtiendront une bonne part dans les contrats de reconstruction en Libye, mais néanmoins pas la « part du lion ».
Les Turcs sont intéressés par les sources d’énergie, l’or, le diamant, l’uranium et d’autres produits comme le silicium. Et il ne faut pas oublier que la Turquie a besoin de prendre position en Libye comme point de liaison avec les pays du Sahel africain. La Turquie s’est en effet implantée à l’ouest comme à l’est de l’Afrique depuis 2004 et plus particulièrement depuis 2008 (quand elle est devenue partenaire stratégique de l’Union africaine). Elle a ainsi presque quadruplé le nombre de ses ambassades en Afrique : de 12 ambassades en 2004, elle est passée à 44 en 2014.
Les Turcs avaient depuis des décennies des relations importantes avec les Touareg et les Toubous, ces liens ont été renforcés en Libye après 2011.
Les habitants du sud libyen (de la région du Ghāt et aux monts Tibesti de l’extrême sud libyen, là se trouvent l’or, le diamant et l’uranium) ont des rapports développés avec la Turquie. Le président Erdogan sera vraisemblablement l’un des plus grands concurrents de la France dans cette région du Sud Libyen.

Club des vigilants : Et quels sont les autres pays susceptibles de jouer un rôle important dans la reconstruction de la Libye ? Nous pensons notamment à ses voisins du Maghreb, mais aussi à l’Europe, aux Etats-Unis ou aux pays du Golfe et leurs alliés.

Pour ses proches voisins comme l’Algérie, et surtout la Tunisie, ce sera peut-être pour eux l’occasion d’obtenir la réalisation de petits et moyens projets économiques ainsi qu’une possibilité retrouvée d’exportation de la main d’œuvre.
D’ailleurs un forum économique très prometteur a été tenu à Sfax en Tunisie le 12 mars 2021 en présence de 120 personnalités libyennes, hommes d’affaires et chefs d’entreprise.
Et le président tunisien Kaïs Saïeda a aussi été le premier président accueilli à Tripoli le 17 mars 2021, et chaleureusement, par les nouveaux dirigeants de la Libye.
Le Maroc, vu sa participation massive et bénéfique au processus du dialogue, aura certainement sa part dans la reconstruction.

Globalement, il serait utile pour les sociétés économiques maghrébines de développer des partenariats avec de grandes sociétés européennes pour avoir plus de chances de participer aux grands projets de reconstruction du pays. Il serait utile aussi de créer un jour un partenariat économique élargi qui regroupe les pays du golfe, les pays de l’Afrique du nord y compris l’Egypte et les pays européens du sud de la Méditerranée (et plus particulièrement la France, l’Italie et aussi l’Allemagne qui s’y invite).
Ce partenariat serait bénéfique pour tout le monde.

D’autres pays, et pas des moindres, sont en lice pour contribuer à la reconstruction.
On peut citer la Chine, la Russie, la Corée du Sud et l’Egypte (le nouveau chef du gouvernement Dabaiba a déclaré le 19 février dernier que l’Egypte aurait sa part dans la reconstruction).
Pour les produits rares comme le silicium je prévois que les Etats-Unis seront les plus concernés. Ils importent actuellement plus de 80% de leurs besoins de ce produit depuis la Chine et la Libye peut devenir une source d’approvisionnement alternative très intéressante.
Enfin, il est important de rappeler la réconciliation entre le Qatar et les pays du Golfe et lEgypte en janvier 2021 (c’est-à-dire à la fin du mandat du président américain sortant Donald Trump), ce qui a déstabilisé les mouvements de l’islam politique dans les pays arabes et en Europe.
Les six pays arabes du Golfe ont en effet signé un accord de "solidarité et de stabilité", a déclaré le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, à l'ouverture, mardi 5 janvier 2021, du sommet annuel de ce groupement régional destiné à mettre fin à une dispute de plus de trois ans avec le Qatar.
Le Qatar - le bailleur de fonds de l’Islam politique –va être contraint de réduire au maximum son soutien politique et financier à ces mouvements.

Dans ce nouvel alignement de planètes, je pense que la Turquie sera prête à réduire aussi son soutien aux mouvements de l’islam politique dans le monde arabe après le rapprochement entre la Turquie, l’Egypte et les pays du golfe.

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