Abus d'opinion : ne prenons pas les gens pour des imbéciles

Juillet 2011 : heure de grande écoute, l’une des principales chaînes de télévision, émission populaire. Les participants marquent des points en devinant quelles sont les opinions majoritaires, recueillies par sondage auprès d’un échantillon de répondants dans des conditions non spécifiées, sur divers sujets touchant à la vie quotidienne.

L’animateur pose la question : quels sont, dans l’opinion des gens, les meilleurs moyens d’apprendre quelque chose sur un sujet dont on ne sait absolument rien ? La candidate répond : en allant à la fac. Le verdict tombe : perdu, la réponse majoritaire, à 61%, était « en allant sur Internet ». Cette réponse, naturelle de nos jours, ne doit ni surprendre, ni choquer. En revanche, l’estocade est stupéfiante : la réponse de la candidate, « en allant à la fac », n’a été donnée, au sein de l’échantillon, par rigoureusement personne, elle a un taux de zéro !

Début 2011, heure de grande écoute, l’une des principales stations de radio généralistes, émission de débat sur les grands sujets du moment. Sur le changement climatique, une invitée émet l’opinion suivante : le mot Groenland veut dire « pays vert », ce qui implique qu’à l’époque des Vikings, le climat était plus chaud qu’aujourd’hui. Alors, poursuit-elle, qu’on arrête de nous montrer des images de nounours isolé sur son glaçon à la dérive pour nous faire peur avec le réchauffement climatique. Comment croyez-vous que les autres invités aient réagi ? Lui ont-ils fait observer qu’elle n’était pas climatologue, qu’elle n’avait jamais ouvert les rapports du GIEC, que les faits concernant le réchauffement climatique ne se résumaient pas à l’étymologie du mot Groenland ? Que cette « opinion » n’en était pas une, car elle n’était fondée ni sur des faits probants, ni sur une connaissance suffisante du sujet, ni sur un raisonnement digne de ce nom ? Nullement : ils se sont au contraire empressés d’acquiescer bruyamment en sous-entendant que de tels jugements étaient bienvenus car ils remettent sainement les choses en perspective.

Qui est encore choqué par un tel orgueil ? Pas assez de monde, dans une société où Internet, on l’a vu, est en passe de devenir la source documentaire unique de beaucoup de gens : Etienne Klein, l’un de nos éminents physiciens, raconte comment ses étudiants ne prennent plus de note sur des démonstrations parmi les plus fondamentales de la physique, au motif qu’ils peuvent les retrouver sur Internet. La toile permettrait donc de confondre accessibilité de l’information (d’ailleurs, de quelle qualité d’information, issue de quelle source et vérifiée par qui ?) et connaissance.

Nous risquons d’oublier que nous ne savons pas réellement et, donc, de croire que nous sommes compétents pour formuler des opinions aussi bien que quiconque sur à peu près tout. La confusion s’installe entre le droit imprescriptible d’avoir une opinion et la légitimité à asséner ses sentiments en les sacralisant derrière la qualification abusive d’« opinion ».

J’ai une opinion : je suis instruit, je sais raisonner, je m’intéresse au monde qui m’entoure. J’exprime mon opinion : j’exerce un droit fondamental de l’être humain, je reconnais l’existence de l’autre en allant vers lui, je sais exposer ma pensée de manière construite. J’écoute les différentes opinions : je m’intéresse à l’autre, je respecte sa pensée, je sais relativiser la mienne, je suis dans l’échange. Voilà pourquoi, de manière légèrement stylisée, la formation et le partage d’opinions sont associés à des valeurs positives dans nos sociétés.

D’autres raisons encore : le consensus, lorsqu’il existe, manque souvent de force ; il rime avec uniformité et ennui ; il peut être sclérosant, voire étouffant. Le consensus peut être dans l’erreur ; il peut être rétrograde, voire dangereux. C’est donc aussi pour combattre le spectre de la pensée unique que la société valorise l’expression d’opinions et s’attache à relayer celles qui « dérangent ». Les journaux encouragent leurs lecteurs à faire part de leurs opinions en leur dédiant des colonnes, relater des opinions contradictoires confère à un article un équilibre apprécié, des sondages d’opinion sont réalisés et publiés chaque mois. Ainsi, se forger et partager ses opinions est non seulement un droit de l’Homme, c’est aussi une activité à laquelle nous sommes concrètement encouragés.

Le risque est de perdre de vue ce qu’est réellement une opinion. Penser que le mandat du président de la république doit être de cinq ans renouvelable une fois est une opinion. Penser que tel candidat serait un bon président pour la France est une opinion. Penser que les médias parlent trop du changement climatique, par rapport à d’autres sujets importants, est une opinion. Refuser que les assureurs privés contribuent à financer la dépendance, parce qu’on préfère que l’Etat maîtrise entièrement la situation, est une opinion. Penser que l’argent du grand accélérateur de particules serait mieux investi ailleurs est une opinion. Penser que le principe de précaution est paralysant est une opinion si je sais très exactement comment ce principe est formulé dans l’article 5 de la Charte de l’environnement de 2004.

Penser que tel candidat va gagner l’élection présidentielle de 2012 n’est pas une opinion : c’est un pari, ou un espoir, ou une crainte. Penser que les activités humaines n’induisent aucun effet mesurable aujourd’hui en termes de réchauffement climatique n’est pas une opinion : c’est une croyance très probablement fausse. Penser que les assureurs privés vont nécessairement léser les personnes dépendantes et leurs familles n’est pas une opinion : c’est un fantasme. Penser que le grand accélérateur de particules risque de créer un trou noir n’est pas une opinion : c’est de la superstition. Penser que le principe de précaution est paralysant, si je ne sais pas précisément comment il s’énonce, n’est pas une opinion : c’est un sentiment.

Le débat public est marqué par de grands choix structurants sur lesquels il faut prendre en compte les éclairages donnés par la science (sciences exactes comme sciences humaines) sur les données objectives du problème. Par données objectives, entendons ce qui relève des faits, de la meilleure interprétation de ces faits ou, a contrario, de l’erreur certaine ou probable. La bonne science énonce d’ailleurs quelles sont ses propres limites.

La science ne dit pas ce qu’il convient de décider, mais, pour faire des choix de société cohérents et défendables face aux générations futures, il faut s’appuyer sur les données objectives telles qu’on les connaît. Pour traiter le peuple avec respect et élever le débat, la plus grande rigueur intellectuelle de la part des décideurs publics et des médias s’impose : il est malhonnête et dangereux de laisser s’autoproclamer comme opinions des énoncés qui, en réalité, sont des croyances ou des fantasmes.

 

 

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